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Une analyse réalisée par le centre culturel Les Grignoux
et consacrée au film
À perdre la raison
un film de Joachim Lafosse
Belgique, 2012, 1h54


Le film

photo filmÀ perdre la raison commence abruptement par l'annonce d'un drame, la mort des quatre jeunes enfants de Murielle, elle-même hospitalisée après une tentative de suicide. Le cinéaste remonte aussitôt le fil de l'histoire avec la demande de mariage que Mounir adresse à Murielle, la jeune fille qu'il aime manifestement et qui semble tout aussi amoureuse de lui. Entre ces deux événements terriblement contrastés, le film va alors déplier les « mécanismes » souterrains qui ont conduit à cette issue tragique.

Joachim Lafosse (auteur déjà de Nue propriété et d'Élève libre) n'opère pas de façon démonstrative et il laisse au spectateur la liberté de comprendre, d'interpréter mais aussi de juger les comportements des uns et des autres. Son regard n'est cependant pas neutre, et il souligne notamment les éléments d'une dynamique familiale « perverse » (même si aucun des personnages ne mérite sans doute un tel qualificatif) qui éclaire - sans néanmoins totalement l'expliquer - le drame qui s'est progressivement noué entre les personnages.

À quels spectateurs est destiné le film ?

Ce film interpellant s'adresse à un public relativement adulte, capable d'entrer en empathie avec des personnages dont les réactions peuvent dérouter ou susciter des résistances diverses. La violence des faits rapportés, à savoir un infanticide - même si aucun geste n'est montré comme tel -, risque par ailleurs de susciter des sentiments très vifs chez certains spectateurs qui se révéleront parfois incapables de dépasser leur émotion première.

Relations avec la problématique santé

Comme on l'a déjà remarqué dans cette rubrique, le cinéma de fiction propose rarement de « bons » modèles de comportement mais donne plutôt l'occasion de questionner des situations problématiques qui révèlent les enjeux souvent contradictoires auxquels chacun d'entre nous peut être confronté en matière de santé. Dans le cas du film de Joachim Lafosse, qui met en scène une situation tout à fait exceptionnelle - le cinéaste s'est inspiré d'un fait divers qui a récemment bouleversé l'opinion publique en Belgique -, le spectateur est sans doute amené à s'interroger sur la manière dont un bonheur familial apparent peut se transformer progressivement en étouffement puis en un sentiment de dépossession extrême.

À perdre la raison ne prétend pas tracer de limite claire entre le normal et le pathologique - toutes les épouses malheureuses en ménage ne commettent heureusement pas de gestes aussi extrêmes - mais pose à chacun la question de ses propres limites et de ses propres normesŠ Les débats suscités par le film révèlent en tout cas une grande diversité de perceptions aussi bien de la situation mise en scène que du sens à lui donner. C'est en se basant sur un tel questionnement spontané que l'on souhaite approfondir la réflexion autour de ce film avec les spectateurs.

Quelques pistes d'animation

photo filmDe la même façon que le fait divers dont le film est inspiré a suscité la stupeur dans l'opinion publique, À perdre la raison peut provoquer différentes formes d'incompréhension et de rejet notamment auprès d'un public adolescent : si l'histoire racontée décrit effectivement une longue dégradation psychologique, le geste meurtrier conserve indéniablement une violence irréductible à toute explication, et certains seront tentés de condamner moralement aussi bien le personnage que l'auteur du film (accusé par exemple de se complaire dans le morbide ou de vouloir se faire de l'argent ou du succès avec le malheur d'autrui).

En situation d'animation, il conviendra certainement dans un premier temps de laisser à chacun l'occasion d'exprimer ses réactions spontanées par rapport à cette situation exceptionnelle. Ensuite, l'on suggérera d'approfondir la réflexion en mettant en particulier l'accent sur l'intention supposée de l'auteur du film qui ne se contente pas de rapporter un fait divers (qui n'est d'ailleurs évoqué que de façon indirecte) et qui s'attarde au contraire sur tous les événements qui ont précédé ce drame [1] : que décrit-il alors ? Que cherche-t-il à montrer, à expliquer, à comprendre sinon à révéler aux spectateurs à travers cette évocation de l'existence quotidienne de ce couple apparemment « sans histoires » ?

La réponse à ces questions n'est pas évidente car le propos du cinéaste n'est pas explicite et doit être inféré à partir de différents éléments filmiques, même si l'on perçoit facilement la dégradation psychologique du personnage de Murielle. Beaucoup de spectateurs signalent cependant spontanément leur malaise (ou leurs réserves) face à certaines situations mises en scène et qui leur semblent « anormales » ou « malsaines ». C'est une première piste de réflexion qui peut être soumise à l'ensemble des participants dans la mesure où elle pose la question de la « normalité » en particulier au sein de la cellule familiale.

Déséquilibres

photo filmOn remarquera que le public affiche souvent une tolérance de principe face à la diversité des comportements individuels (« chacun fait ce qu'il veut »), préférant ainsi taire des normes qui restent néanmoins prégnantes. Le caractère extrême et exceptionnel de la situation oblige en revanche les spectateurs à sortir de cette réserve apparente et à questionner le caractère plus ou moins « normal » de la situation familiale de Murielle.

Parmi les événements qui peuvent susciter débat, l'on relève la cohabitation entre le jeune couple formé par Mounir et Murielle, et André, le docteur devenu le père adoptif du jeune homme. Beaucoup de spectateurs signalent en particulier cette invitation qui est faite par le jeune couple au docteur au début du film de participer à leur voyage de noces. Cette invitation semble « bizarre » dans la mesure où un tel voyage est censé permettre la séparation des époux d'avec leur famille d'origine, même si ici l'invitation peut apparaître comme un remerciement par rapport au fait que ce soit le docteur qui paie les frais du voyage.

D'autres événements, peut-être moins marquants, méritent d'être relevés. Outre la cohabitation des trois personnages, on remarque que Mounir, le jeune mari, est rapidement engagé par son père adoptif pour travailler comme secrétaire dans son cabinet et que ce travail semble bientôt l'occuper davantage que son propre « patron » ! À tel point d'ailleurs qu'après la naissance du premier enfant, André, le père adoptif devenu une sorte de grand-père, vient prendre dans les bras de Murielle le bébé qui ne cesse de pleurer pour le bercer et ne pas réveiller Mounir censé être épuisé par son travail.

photo filmMême si le montage de Joachim Lafosse accentue cette impression, l'espace de l'appartement occupé par le trio (auquel s'ajoutent rapidement les quatre enfants) apparaît alors comme passablement confus, mal délimité : le docteur entre dans la chambre du jeune couple, Mounir veut à l'occasion faire l'amour avec Murielle dans le lit du docteur (ce qu'elle refuse), la jeune femme nettoie le linge des uns et des autres et le range dans les armoires sans qu'aucun espace propre ne semble réservé soit au couple soit au père adoptifŠ

Malgré cet aspect « fusionnel », beaucoup de spectateurs seront également sensibles à la différenciation des rôles qui s'installe rapidement entre les personnages. Murielle semble ainsi s'occuper seule des tâches ménagères et des enfants, même si les deux hommes lui donnent à plusieurs reprises un coup de main : paradoxalement cependant, c'est le docteur qui semble le plus prompt à l'aider. Mais c'est lui aussi qui la poussera à renoncer à son propre travail d'institutrice pour s'occuper plus « facilement » de ses enfants.

Le voyage de Mounir au Maroc, sous prétexte qu'il a besoin de repos, apparaît alors comme le sommet de ce déséquilibre puisque le jeune homme échappe au huis-clos familial alors que son épouse semble à ce moment complètement épuisée. Certaines scènes illustrent d'ailleurs de manière presque cruelle ce contraste des rôles notamment celle où Mounir s'en va dormir dans le canapé alors que Murielle est vue gisante sur son lit défait au milieu des enfants endormis. Et des remarques parfois plus anodines traduisent la même inégalité des rôles sexués, notamment celle du docteur qui, à l'annonce de la quatrième grossesse de Murielle, déclare : « cette fois, tu nous feras un garçon ! ».

photo filmLes interactions entre les personnages révèlent également un déséquilibre constant entre la mère et les deux hommes. Ainsi, lors de la chute d'un enfant dans l'escalier, Mounir s'emporte contre sa femme qui aurait oublié de fermer la barrière alors que lui-même était censé la surveiller. Mais, comme il s'excuse ensuite de s'être emporté, Murielle déjà complètement culpabilisée ne peut évidemment lui faire aucun reproche. Or cette stratégie de culpabilisation de la jeune femme se répète à plusieurs reprises, comme s'en souviendront certainement les spectateurs, qu'il s'agisse des reproches de Mounir à l'égard de la sœur de Murielle, ou de ceux que lui adresse le docteur lors de la fête scolaire ou lorsqu'il découvre qu'elle a repris contact avec sa thérapeute. La réponse d'André à Murielle qui se plaint de sa fatigue à cause des enfants est sans doute une des plus cruelles puisque, évoquant de façon méprisante sa « smala », il renvoie la jeune femme à sa seule responsabilité dans un choix qu'elle n'a sans doute que partiellement maîtrisé.

Chacun de ces événements suscitera chez les spectateurs et spectatrices des réactions différentes, et il n'est pas évident que, pris de façon isolée, ils soient perçus comme le signe d'une situation foncièrement « anormale » ou « malsaine », car des déséquilibres similaires se retrouvent certainement dans nombre de situations familiales. Le film de Joachim Lafosse oblige néanmoins à s'interroger sur les effets possibles de telles situations, notamment lorsqu'on considère le processus cumulatif décrit par petites touches par le cinéaste.

Une approche systémique ?

photo filmCertains spectateurs seront tentés cependant de faire porter la responsabilité (sinon la culpabilité) de ce drame non pas sur la mère infanticide mais sur les deux hommes qui l'entouraient au point sans doute de l'étouffer comme on peut en avoir l'impression à plusieurs moments du film. Un tel renversement, qui prendra facilement des accents féministes, mérite également d'être discuté dans la mesure où les personnages masculins, loin d'être décrits de façon caricaturale, apparaissent plutôt comme animés de bonnes intentions et apportant souvent leur aide à la jeune femme. C'est le cas en particulier d'André, le père adoptif, qui semble au premier abord très bienveillant, aidant financièrement le jeune couple, ne demandant semble-t-il rien en retour, n'hésitant pas à plusieurs reprises à s'occuper des enfants lorsque leur mère est en difficulté.

Mounir lui-même, qui paraît sans doute plus égoïste, est également à l'écoute de sa femme notamment lorsqu'elle se plaint de la petitesse de leur logis et qu'elle lui suggère de partir au Maroc. Toute cette séquence mérite sans doute une analyse approfondie avec les participants, car elle révèle le système de contraintes dans lequel est pris le jeune homme : s'il acquiesce d'abord à la suggestion de Murielle, il doit ensuite affronter la sourde colère de son père adoptif qui s'estime abandonné et trahi, et Mounir se sent alors effectivement incapable d'une telle ingratitude (« Je peux pas lui faire ça », dira-t-il un peu plus tard), ce qui l'amène à rejeter ce projet en soulignant aux yeux de sa femme son caractère peu réaliste.

Il est ainsi intéressant de réfléchir avec les participants sur la dynamique interne de ce trio de personnages en adoptant une démarche que l'on qualifierait volontiers de systémique [2]  : est-il possible d'interpréter les relations entre ces personnages, de leur donner un sens, d'en comprendre les mécanismes profonds et sans doute déséquilibrés ? Dans cette perspective, on peut notamment suggérer aux participants de construire une représentation schématique de la situation avec des flèches de différentes formes pour montrer l'orientation et la nature des relations en cause. Sans préjuger des interprétations qu'en donneront éventuellement les participants, on peut penser que ce trio de personnages ne constitue pas un triangle équilibré, même si, au début du film, Murielle et Mounir forment apparemment un couple égalitaire. On comprend immédiatement que la relation entre Mounir et son père adoptif est beaucoup plus intense et durable que celle qu'entretiendront - presque de façon forcée - André et Murielle. En outre, par rapport au couple, André est dans une position dominante puisqu'il donne du travail à Mounir, fournit un logement aux jeunes gens, les entretient financièrementŠ Et de cette dette, Mounir se sent beaucoup plus redevable puisque sa relation à André est beaucoup plus forte.

photo filmPar ailleurs, le couple que forment Murielle et Mounir se révèle rapidement déséquilibré avec l'arrivée des enfants, dont la jeune femme doit s'occuper de façon principale sinon exclusive. En outre, comme le révèle la scène de la chute d'une des fillettes dans l'escalier, la responsabilité - au sens le plus fort du terme - des enfants lui incombe entièrement, aux yeux de son mari comme de son beau-père adoptif qui peut même lui demander de leur « faire cette fois un garçon »Š Si l'argent d'André « descend » vers le couple par l'intermédiaire de Mounir, on s'aperçoit aussi que c'est à la jeune femme qu'il incombe in fine de « rembourser » cette dette, ne serait-ce qu'en faisant le linge des deux hommes.

De façon schématique, les sommets du triangle que l'on pourrait dessiner se situent à des hauteurs différentes, André occupant une position supérieure, Mounir se situant au milieu et Murielle tout en bas. Mais ce déséquilibre qui ne s'est installé que progressivement est apparemment compensé par la générosité du père adoptif et la gentillesse du mariŠ

Un non-choixŠ

La discussion pourra ainsi se poursuivre sur la manière dont Murielle s'est retrouvée enfermée dans cette dynamique familiale déséquilibrée. Ici aussi, le cinéma, en ramassant une longue histoire en une centaine de minutes, permet sans doute de mieux percevoir des « mécanismes » qui passent facilement inaperçus et deviennent pratiquement naturels.

De jeunes spectateurs seront sans doute moins sensibles à un « engrenage » dont il leur paraît aisé de s'extraire, précisément parce qu'ils sont à un âge où l'on commence à envisager une première rupture (ou au moins une prise de distance) avec la famille d'origine. Cet enlisement progressif est sans doute à l'opposé du goût pour la liberté qui caractérise l'adolescence et le début de l'âge adulte (bien analysé par un sociologue comme Jean-Claude Kaufmann), et il est sans doute difficile de comprendre alors comment des liens affectifs peuvent se transformer en une sorte de piège auquel l'individu ne trouve aucune issue.

On suggérera trois pistes de discussion et de réflexion à ce propos.

La première, déjà esquissée, porte sur toutes les formes de dons qui impliquent une réciprocité dont les limites restent indéfinies. Le personnage d'André (remarquablement interprété par Niels Arestrup) apparaît ainsi comme très bienveillant en particulier au début du film et ne donne pas l'impression de vouloir s'immiscer dans la vie du jeune couple ; mais d'autres scènes plus tardives (comme celle où Mounir lui parle du projet d'installation au Maroc) révèlent l'emprise affective qu'il exerce sur le jeune homme et indirectement sur sa femme.

photo filmLa deuxième dimension significative est alors le processus de culpabilisation à l'encontre de Murielle. S'il est « naturel » pour des enfants de vouloir quitter leurs parents, André joue un rôle beaucoup plus ambigu - qui est relevé à plusieurs reprises -, celui de quelqu'un qui a choisi d'être une père d'adoption pour Mounir mais aussi pour d'autres membres de sa famille. La dette à son égard n'en est donc que plus grande comme il le rappelle brutalement au jeune homme (« Je me saigne pour toi depuis vingt ans »). Mais autant il paraît généreux, autant il culpabilise dès lors Murielle comme une mauvaise « fille » mais aussi comme une mauvaise « mère », incapable de s'occuper correctement de sa « smala ».

Enfin, on peut s'interroger avec les participants sur les choix que pose Murielle et les scènes où elle exprime sa volonté de faire un choix. Significativement, il n'y a aucune scène de ce genre dans le filmŠ C'est Mounir qui lui fait une demande en mariage (et l'on n'entendra pas sa réponse) ; puis elle connaitra trois grossesses successives qui sont acceptées sans avoir semble-t-il été vraiment décidées ; enfin, au moment de sa quatrième, elle en discutera au restaurant avec Mounir sans qu'elle parvienne à exprimer clairement sa propre opinion à ce propos. Et elle s'occupera aussi bien de ses enfants que de l'ensemble du ménage sans qu'à aucun moment elle n'ait explicitement accepté ce rôle.

La seule décision auquel elle prendra part sera l'éventuel déménagement au Maroc, mais celui-ci sera finalement refusé par les deux hommes. Cette absence de choix volontaire n'apparaît sans doute pas de prime abord précisément parce que Mounir ou le docteur lui font des « offres » qu'elle ne peut pas refuser, qu'il s'agisse de la demande en mariage ou de la proposition d'aller cohabiter avec AndréŠ Mais la mise en scène elliptique de Joachim Lafosse qui montre la jeune femme aussitôt prise dans une situation qu'elle ne semble pas avoir décidée (ne serait-ce que le lavage du lingeŠ) révèle sans doute l'importance de ce non-choix permanent dans ce processus de dégradation continue. Et le seul choix qui lui restera sera alors celui du pireŠ


1. On ne parlera ici que du film et en aucune façon des événements dont il est plus ou moins inspiré. La fiction suggère des pistes d'interprétation qui ne portent pas sur le fait divers en soi mais qui peuvent interpeller chacun d'entre nous de façon plus ou moins proche, plus ou moins lointaine.

2. Rappelons que l'approche systémique développée en psychologie par l'école de Palo Alto met l'accent sur le système familial et sur les interactions entre les individus dans ce système. Il ne s'agit bien sûr ici que d'apporter un éclairage à une situation et non pas de prendre position en faveur de l'une ou l'autre méthode thérapeutique.


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