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Une analyse réalisée par le centre culturel Les Grignoux
et consacrée au film
Rosetta
de Luc et Jean-Pierre Dardenne
Belgique, 1999, 1 h 31, avec Emilie Dequenne


1. L'histoire

Jeune, pauvre, très pauvre même, Rosetta recherche avec un entêtement rageur du travail. Elle en trouve, puis le perd parce qu'elle est la dernière venue, parce que quelqu'un est un peu mieux placé qu'elle auprès du patron... Rosetta ne renonce pourtant pas car elle veut obstinément mener une vie « normale », avoir un travail, « ne pas tomber dans le trou »...

Profondément engagé dans l'observation sociale du monde qui les entoure, le cinéma des frères Dardenne ne se résume pourtant jamais à un constat, aussi noir et dramatique soit-il. Au contraire, ils mettent au cœur de leur film la question de la possibilité de l'action individuelle : comment agir ? pourquoi et au nom de quoi agir ? dans quelles limites cette action peut-elle se déployer et est-elle légitime ?

2. Le public auquel le film est destiné

Film exigeant mais remarquable, Rosetta surprend et dérange par l'audace de ses partis pris cinématographiques. Le film des frères Dardenne s'adresse ainsi à un public d'adolescents à partir de quinze ans environ qui auront de préférence été préparés à cette vision.

3. Rapport avec la problématique santé

Rosetta traverse le film sans se poser, insaisissable... un tourbillon de vie et de hargne... Elle nous épuise et nous fait violence... La distance que l'écran met entre elle et nous, fait grandir le malaise : aurions-nous pu la rencontrer ? Croisons-nous des Rosetta tous les jours sans le savoir ?

Rosetta nous échappe. Une parmi tant d'autres, elle va nos chemins... avec ses bottines ; mais nous ne la suivons jamais jusqu'au bout : elle nous dépose à la porte du bois... comme ses bottines.

Rosetta est tendue vers un unique but : s'en sortir, à tout prix retrouver du travail pour sortir de là, du camping, « de la vase et de la boue  ». Rien ne l'arrêtera, pas même le mal au ventre qu'elle s'ingénie à repousser, à vaincre — et non pas à soigner — pour pouvoir reprendre sa course. Ce mal au ventre aurait pu amorcer une relation avec sa mère : « c'est comme moi quand... » Non, ce ne sera pas « comme sa mère  ». Elle doit s'en sortir et sortir avec elle sa mère de l'alcool, du camping, de cette vie terrée. Est-elle mère ou enfant ? Quel âge a Rosetta ?

Sans âge, mais mue par une bouleversante volonté, créativité, ténacité.

Rosetta est seule, désespérément seule, volontairement seule, mettant tout à distance pour éviter de perdre prise sur ce combat, pour éviter l'effondrement. Pour pouvoir suivre ce sillon tenace du « s'en sortir coûte que coûte  », les rencontres se font violence. Violence de la honte réveillée par celui qui lui demande simplement — administrativement — son adresse. Violence de toute rencontre qu'elle n'a pas elle-même choisie : la démaîtrise de soi est un risque trop grand et elle ne peut se risquer à parler d'elle, de sa souffrance. Violence de survie qui va jusqu'à « anesthésier» les valeurs essentielles, ouvrant la voie à la délation et à la non-assistance à personne en danger.

« Ils n'ont pas de demandes  » disent souvent les aidants en désarroi. Les Rosetta n'ont-elles pas de demandes ? Mais transformons la question : ont-elles (ont-ils) la sécurité nécessaire pour pouvoir oser une rencontre sans risquer de « craquer  » ?

Il y a peut être une autre manière de regarder le « tourbillon Rosetta  » sans se laisser entraîner à la nausée : c'est de repérer sur son visage les ouvertures qu'elle nous offre, en quelques éclairs, pour une possible rencontre.

Un premier sourire amorcé devant le copain faisant le « poirier » pour elle..., mais retiré dès lors qu'il l'attire à lui, pour lui.

Un moment de détente lorsqu'elle apprend la recette de la pâte à gaufres ; elle est adulte prise dans ce fol espoir de travailler enfin ; elle est enfant remis à la confiance de l'adulte qui protège et apprend.

Un sourire en vendant sa première gaufre..., mais il a le goût de la délation et s'interrompt très vite. Une vraie détente physique, enfin, allongée, dégustant un œuf dur encore chaud - un petit plaisir - se laissant bercer par le sifflement du gaz qui s'échappe... mais le sort est contre elle - ou la vie est pour elle - et elle se lèvera encore.

À la fin, un regard... un effondrement... des larmes : une ouverture possible vers une véritable rencontre ?

4. Proposition d'animation

Comme tout film, Rosetta peut susciter des appréciations contradictoires de la part des spectateurs. L'audace de sa mise en scène — caméra mobile, mutisme du personnage, prise de vue fortement focalisée sur Rosetta, refus de toute musique d'accompagnement... — risque en particulier de déconcerter un jeune public plus habitué aux formes les plus spectaculaires du cinéma américain. Plutôt que de nier ces divergences d'opinions, il nous paraît intéressant de s'appuyer sur elles pour débuter une réflexion (ou un débat) sur le sens du film, celui que lui donnent (sans doute) ses réalisateurs mais aussi celui que chaque spectateur peut lui trouver en le comparant à sa propre expérience.

Des différences de jugement

Mais plutôt que de demander aux participants une appréciation globale sur Rosetta, appréciation qui risque d'être très sommaire et peu pertinente, nous proposons de leur soumettre une série d'éléments du film en leur faisant préciser l'impression qu'ils ont ressentie par rapport à cet élément : ont-ils aimé cet épisode ou cette manière de faire ? ont-ils au contraire détesté ? ont-ils été émus ou bien été dérangés, mis mal à l'aise ? se sont-ils sentis à ce moment proches du personnage ou au contraire éloignés ? Cette appréciation (un peu nuancée) pourrait porter sur les éléments suivants [1] :

  • La caméra suit toujours Rosetta, est toujours centrée sur ses mouvements
  • Tout au long du film, Rosetta manifeste le même acharnement à trouver du travail
  • Rosetta se conduit de manière autoritaire avec sa mère, lui dit tout ce qu'elle doit faire
  • Rosetta est précipitée dans l'eau par sa mère
  • À plusieurs reprises, Rosetta souffre de douleurs au ventre
  • Rosetta semble refuser toutes les timides «avances  » de Riquet
  • Souvent, on ne comprend pas exactement ce que Rosetta est en train de faire ou d'observer (ou on le comprend plus tard)
  • Rosetta exécute tous les gestes que lui indique le patron pour préparer la pâte à gaufres
  • Chez Riquet, Rosetta mange des pains perdus en écoutant les solos de batterie enregistrés
  • Chez Riquet, la nuit, Rosetta se parle à elle-même : « Tu t'appelles Rosetta,...  »
  • Lors de son premier licenciement, Rosetta s'accroche à une armoire en refusant de quitter les lieux
  • Lors de son second licenciement, Rosetta s'accroche à un sac de farine et refuse d'obéir au patron
  • Rosetta aide finalement Riquet à sortir de l'eau
  • Rosetta vend des gaufres dans sa baraque
  • Rosetta mange un œuf dur tout en préparant son suicide
  • On voit tous les efforts de Rosetta en train de porter une bonbonne
  • Riquet aide finalement Rosetta à se relever après l'avoir pourchassée à mobylette

Ce questionnaire a essentiellement pour but d'amener les participants à nuancer leur premier jugement et à « lancer » la discussion en la centrant sur des éléments précis du film : ainsi, la plupart des spectateurs reconnaîtront sans doute qu'ils ont été sensibles à la situation sociale particulièrement difficile de la Rosetta, même s'ils ont pu être dérangés par la caméra portée, toujours très proche du personnage. À l'inverse, si le film se conclut sur une séquence fortement émotionnelle (au moins pour certains spectateurs), on constate également facilement que les réalisateurs jouent aussi à plusieurs reprises sur le malaise du spectateur qui doit par exemple assister aux querelles entre Rosetta et sa mère ou à la noyade « avortée » de Riquet pendant laquelle la jeune fille reste obstinément sourde à ses cris désespérés.

À la suite du questionnaire, une discussion ouverte entre les participants devrait ainsi permettre d'échanger les points de vue, d'expliciter les jugements, de justifier peut-être certains comportements du personnage, d'expliquer également certains choix de mise en scène. Cependant, avec de jeunes spectateurs, ces discussions risquent de rester au niveau des personnages du film et de leurs intentions (comme s'il s'agissait de personnes réelles) sans prendre réellement en considération le point de vue des réalisateurs qui sont les responsables d'une fiction qui ne se confond évidemment pas avec un reportage et à laquelle ils entendent donner un sens précis. Une deuxième partie dans l'animation devrait alors amener les participants à prendre en considération les point de vue même des auteurs (au sens fort) du film (on sait que les frères Dardenne sont à la fois réalisateurs et scénaristes de Rosetta).

Dix questions aux frères Dardenne

Une discussion comme celle proposée précédemment débouche rarement, on le sait bien, sur un changement d'attitudes (dans un sens ou dans l'autre) des différents interlocuteurs. En se basant sur le constat (plus ou moins probable) de divergences d'opinions plus ou moins irréductibles, on peut alors suggérer aux participants d'interroger — ne serait-ce que par l'imagination — les réalisateurs du film. Il s'agirait de poser une dizaine de questions aux frères Dardenne comme un journaliste pourrait le faire dans le cadre d'une interview. Cette interview plus ou moins fictive aurait pour but de répondre aux questions ou objections précédemment soulevées. Ainsi, comment ne pas interroger les Dardenne sur cette manière de filmer presque continuellement en gros plan l'héroïne ? Pourquoi avoir choisi une jeune fille aussi pauvre comme personnage principal ? Pourquoi ne lui avoir donné comme seule famille qu'une mère alcoolique ? Pourquoi avoir montré avec autant de minutie des détails apparemment anodins comme le geste de Rosetta refermant soigneusement sa baraque à gaufres ? Pourquoi avoir conduit le personnage jusqu'au suicide ? Et quel sens faut-il donner au geste final de Riquet ? Y a-t-il vraiment un avenir pour Rosetta dans le monde que mettent en scène les frères Dardenne ?

On pourra ensuite essayer de trouver une réponse à ces questions par exemple en consultant les interviews que les Dardenne ont effectivement accordées à de nombreux journaux et revues à l'occasion de la sortie de Rosetta, ou même en demandant aux participants de se répartir en petits groupes de discussion chargés chacun de d'imaginer une réponse possible à une de ces questions. Les réponses importent d'ailleurs sans doute moins que le changement de perspective : en se plaçant (imaginairement) du point de vue des auteurs du film, les participants devront chercher des justifications dont, comme spectateurs, ils ne tiennent habituellement pas compte, et essayer de reconstruire des intentions qui ne sont jamais explicitées en tant que telles dans le film.

Ainsi, il est facile de comprendre, à travers les interviews des frères Dardenne, que leur cinéma est effectivement ancré dans leur région, la Wallonie, qui connaît de graves difficultés de reconversion industrielle : la solitude de Rosetta qui vit seulement avec sa mère alcoolique peut alors se comprendre comme une conséquence ou une image de la rupture entre la génération ancienne des ouvriers victimes de ces reconversions forcées et leurs enfants ou petits-enfants qui se retrouvent aujourd'hui sans avenir et souvent sans espoir. Le choix d'une héroïne jeune et pauvre n'est donc pas du tout innocent et témoigne de cette volonté des frères Dardenne de faire prendre conscience aux spectateurs (notamment wallons) d'une absence dramatique de transmission entre les générations.

Ainsi encore, les questions « formelles » sur la mise en scène révèlent assez facilement les relations qui existent entre ces choix « esthétiques » et la dimension humaine du film. La caméra toute proche des frères Dardenne, qui semble continuellement peiner à suivre Rosetta, qui est toujours en retard sur le personnage, vise certainement à nous empêcher, comme spectateur, de juger trop rapidement Rosetta, de prendre une quelconque distance à son égard et peut-être ainsi à nous faire partager, au plus intime, au plus fort, le dénuement à la fois physique et mental de l'héroïne.


[1] La place manque ici pour présenter ce petit questionnaire d'appréciation sous la forme d'un tableau à double entrée, que pourra facilement réaliser l'animateur en alignant les éléments du film dans la colonne de gauche et les différentes appréciations sur la première ligne en laissant une case supplémentaire pour d'éventuels commentaires.


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