Cinq années après avoir tourné son court métrage Une soeur, encensé jusqu’aux Oscars où il fut nommé en 2020, Delphine Girard signe une version plus longue de celui-ci. Oeuvre à la croisée des genres, dont l’efficacité du scénario côtoie la précision de la mise en scène et vice versa, Quitter la nuit est l’un des films-phares — belge ! — de ce début d’année
Avertissement de contenu :
Quitter la nuit est une œuvre de fiction qui aborde la thématique des violences sexuelles. Le film, déconseillé aux moins de 12 ans, ne comprend pas de scène frontale mais peut heurter les spectateur·rices sensibles à ces problématiques.
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Une nuit, une femme en danger appelle la police. Anna prend l’appel. Un homme est arrêté. Les semaines passent, la justice cherche des preuves, Aly, Anna et Dary font face aux échos de cette nuit qu’ils ne parviennent pas à quitter.
Dans la première partie du film, Delphine Girard reproduit presqu’à la ligne le court métrage à l’origine de ce long. Vingt-cinq minutes à l’intérieur de l’habitacle d’une voiture où une femme tente, sans éveiller les soupçons de l’homme à ses côtés, de faire comprendre à son interlocutrice au bout du fil la détresse dans laquelle elle se trouve. Ces vingt-cinq minutes, chargées d’une immense tension, sont aussi celles qu’il suffit à une vie, voire ici plusieurs, pour vaciller. Point de bascule après lequel le quotidien, l’ordinaire ne seront plus jamais les mêmes.
Il y a d’abord Aly (Selma Alaoui), la victime, puis Anna (Veerle Baetens), l’opératrice, et Dary (Guillaume Duhesme), l’agresseur. Trois personnages aux prises avec leur réalité, avec le flux tendu des émotions qui les traversent, et que la caméra va accompagner dans la suite des événements. Et ce, alors même que l’incident qui les lie commence à être analysé par d’autres (la police, la justice), et qu’à mesure que ceux-ci s’en emparent, la vérité leur échappe…
Face à la police qui l’interroge sur le déroulement de la soirée, exigeant une précision formelle du moindre détail, faisant fi de son état émotionnel parce que la justice a besoin de faits et de preuves, Aly se sent malmenée et doute de ses propres convictions. De son côté, Dary, suspecté d’agression, questionne ses propres intentions. Ce dont il est question ici, et ce que le film va investiguer, c’est cette fameuse zone grise, ces contours flous du consentement auxquels la justice n’a pas encore trouvé de réponse adéquate, empêchant la résilience des personnes concernées. Non seulement des victimes, empêchées de s’apaiser, mais aussi des agresseurs, empêchés d’évaluer la portée de leurs actes. Toute l’intelligence du film tient dans ce regard nuancé qu’il porte sur un sujet clivant habituellement le débat public, justement parce que les institutions lui font défaut. Delphine Girard a le talent de proposer un film qu’on pourrait sommairement qualifier d’efficace, parce qu’il use brillamment des codes du film policier et du film de procès, mais il va bien plus loin que ça : il développe des personnages complexes, investis, et sonde en un peu moins de deux heures le mouvement de leur intimité. Un exercice dans lequel les trois acteurs principaux sont prodigieux, autant dans ce qu’ils révèlent que dans ce qu’ils laissent à peine transparaître des états d’âme de leur personnage. Une réussite !
ALICIA DEL PUPPO, les Grignoux