Prix d’interprétation féminine au dernier festival de Cannes pour Emily Beecham
Jessica Hausner adapte le mythe du scientifique fou à notre époque transgénique. Un bijou d’humour pince-sans-rire doublé d’une réflexion sur nos univers aseptisés et notre rapport objectifié à une nature qui a plus d’un tour dans son sac. Prix d’interprétation féminine au dernier festival de Cannes pour Emily Beecham
C’est un immense hangar vitré, high-tech, où s’alignent à n’en plus finir des petits pots de fleurs. Deux espèces se partagent l’espace, et les scientifiques qui s’affairent ici en combinaison sont aux petits soins pour ces plantes un peu particulières : leur génome a été délicatement altéré. Bientôt, si validées, elles inonderont le marché pile à temps pour la fête des Mères. Le premier modèle semble assez anodin et ne résiste pas longtemps face à son « concurrent », baptisé Little Joe en référence au fils d’Alice, la généticienne à l’origine du spécimen. Ce végétal n’est pourtant pas véritablement beau : une épaisse tige écaillée, rappelant le tussilage, sort de terre sans même une feuille, et produit un bouton un peu trop gros, la plupart du temps refermé sur lui-même. Quand elle se déploie, la fleur révèle un rouge brillant, irrésistible. Et les narines qui s’y penchent n’y sentent rien de moins qu’une… effluve de bonheur. Eh oui ! Voilà l’ambition ultime de la chercheuse pas peu fière : secréter du bonheur… Quelle révolution !
Les avis sont unanimes : c’est effectivement une doucereuse sensation de bien-être qui est ainsi inhalée. Mais, car il y a un « mais » (évidemment) : à quel prix ? Car ce spécimen attaque les autres fleurs poussant à ses côtés, jusqu’à les faire mourir. Les collègues d’Alice la soupçonnent de ne pas avoir respecté le protocole de modification de l’ADN, dérogeant ainsi au code de déontologie. En même temps, une plante transgénique qui sécrète du bonheur, comment cela pourrait-il mal tourner ? L’ambiance sarcastique et réjouissante nappe l’intrigue jusqu’à l’éclat de rire glacé qui vient la clore superbement. Le thème, raccord avec nos considérations actuelles sur le vivant, sa résilience et le rôle délétère que l’humanité joue dans l’écosystème, est traité ici avec une distance qui crée un mélange détonnant de comique et d’inquiétude. Le sentiment de bizarrerie, de grotesque, est accentué par l’incompatibilité apparente entre un univers froid et aseptisé jusque dans l’intimité des foyers et la luxuriance des apparences, vêtements, papiers peints, tout un ensemble de détails extrêmement bien pensés. Et l’on ne peut s’empêcher de saluer le prix d’interprétation féminine d’Emily Beecham pour son savant jeu contenu tout à fait éloquent.
CATHERINE LEMAIRE, LES GRIGNOUX