À l’heure où le peuple chilien se soulève, ce nouveau documentaire de Patricio Guzmán, point d’orgue d’une trilogie entamée il y a dix ans, est empreint d’une poésie qui rend d’autant plus criante la violence du capitalisme dévastateur décrit dans le film
Notre vision du Chili durant près d’un demi-siècle aura été imprégnée par l’œuvre remarquable et essentielle de Patricio Guzmán, cinéaste contraint à l’exil. On se souvient forcément de La bataille du Chili, Le cas Pinochet, Salvador Allende… Jamais, même à des milliers de kilomètres de son pays natal, l’homme n’en oublia la saveur, les humeurs, les blessures. Il sublime ici la vision de son inaccessible terre natale, objet des plus beaux songes comme des pires cauchemars, paradis de l’enfance à tout jamais perdu. Après l’avoir observé à partir du lointain cosmos dans Nostalgie de la lumière, accosté depuis le fond des océans dans Le bouton de nacre, le réalisateur revient par les airs sur les lieux du crime, en survolant la Cordillère des Andes.
Les trois angles d’approche de ce triptyque documentaire sont comme trois puissantes frontières (l’eau, le ciel, la montagne) qui enserrent le Chili dans les griffes de l’espace et du temps. Un triangle vicieux, tout aussi bien écrin que possible prison, voire tombe à ciel ouvert où tant de corps gisent, jamais rendus aux leurs. Au fil des films, les quatre éléments semblent s’être unis pour rappeler ingénument à l’humanité son devoir de mémoire, sans laquelle elle perd tout ancrage et identité.
La Cordillère s’impose ainsi comme une puissante figure métaphorique. Dans ses dentelles minérales on peut tout aussi bien imaginer les méandres de la carte du tendre que les cicatrices d’un pays mutilé. Cette prise de hauteur nous fait opérer une plongée vertigineuse vers le Chili contemporain, sa capitale grouillante, Santiago, que le réalisateur ne reconnaît plus, c’est là son vrai vertige. Il élargit son propos, lui donne l’ampleur nécessaire pour comprendre la période actuelle, le mal qui la ronge et qui puise sa source dans les racines de l’oubli. Il convoque artistes, penseurs, amis du passé. Confronte les regards de celui qui a dû partir à ceux qui ont pu rester. Patricio Guzmán dresse alors un amer constat… La manière dont les dirigeants, de Pinochet à nos jours, traitent la colonne vertébrale du Chili, la Cordillère, qui couvre 80 % de son territoire, devient le symbole de leur désintérêt pour tout ce qui dans le pays n’est pas jugé immédiatement rentable, à commencer par sa nature, sa beauté, son peuple…