Grand Prix à Cannes 2019
La réalisatrice Mati Diop se penche sur la jeunesse sénégalaise, tiraillée entre désir de migration, émancipation des femmes et revanche sociale. Cette première œuvre hybride et audacieuse, entre poésie, politique et fantastique, a remporté le prestigieux Grand Prix à Cannes 2019
Dakar. Un chantier de construction. Face à la mer, l’édification d’une tour lisse, brillante, à l’architecture ovale, reflet d’un monde capitaliste typiquement occidental en inadéquation avec le paysage alentour. On perçoit des routes sans bitume, un troupeau de vaches, des échafaudages sur lesquels s’affairent des ouvriers dépourvus du matériel habituellement assimilé à ce type de travaux. On ressent d’emblée la contradiction entre la précarité d’un pays et l’ambition économique démesurée qu’il cherche à atteindre, sans en avoir les moyens. D’ailleurs, sur ce chantier, les ouvriers ne sont plus payés depuis trois mois et réclament leur dû aux responsables. En rentrant chez eux, à l’arrière d’un pick-up, leurs mines déconcertées révèlent qu’ils n’ont pas obtenu gain de cause. On s’attarde particulièrement sur le regard vif, triste mais déterminé de Suleiman, observant la tour s’éloigner, métaphore d’un monde qu’il n’atteindra pas. Il a pourtant déjà d’autres projets en tête : quitter le Sénégal, prendre la mer, rejoindre l’Europe.
Ce récit d’une immigration clandestine, de cette pirogue remplie d’hommes sillonnant les rives de l’océan Atlantique vers un supposé eldorado, le film ne nous le raconte pas. Nous restons à Dakar, avec leurs femmes, alors qu’elles prennent à peine conscience du départ de leurs conjoints… Le soir même, dans la boîte de nuit côtière où ils avaient prévu de se rejoindre, Ada, la petite amie de Suleiman, l’attendra en vain…
Mati Diop détaille brillamment ce monde déserté par les hommes : des lits vides, un flacon de parfum entamé sur une table de chevet, de longs rideaux balayés par le vent ne laissant entrevoir que le vide d’une vie laissée à l’abandon, et le bruit des vagues, qui partout, résonne comme une élégie. Ada a 17 ans et est désormais seule. Seule face à un destin écrit par d’autres, promise à un homme riche, encouragée par certaines à embrasser ce luxe en toc que beaucoup d’entre elles recherchent. Une série d’événements inexpliqués secoueront cette réalité… Une étrangeté repoussant peu à peu les limites du genre, qui vient effleurer le fantastique, poussant Ada à tracer sa propre voie. Y aura-t-il une explication à ces phénomènes ? Ce n’est pas ce qui intéresse Mati Diop. En peu d’effets, en filmant simplement les vagues, les paysages de Dakar, la réalisatrice évoque la déliquescence d’un monde contemporain, qui n’entend ni la détresse des uns, ni le chagrin des autres, et enfouit sous l’océan autant de corps que son film pousse à ne pas oublier.
ALICIA DEL PUPPO, LES GRIGNOUX