Palme d'Or au Festival de Cannes, cinq César et un Oscar
Film de procès en même temps que fine analyse des relations humaines, le nouveau film de Justine Triet (Victoria, Sibyl), lauréat de la Palme d’Or, fait la part belle à la langue. Cette langue qui nous est commune, qui dessine les contours de nos territoires intimes et qui, pourtant – davantage encore lors d’un procès –, nous trahit. Pénétrant de bout en bout et terriblement percutant !
Reprise : le film a reçu six César et un Oscar 2024 !
L’héroïne du film, Sandra (incroyable Sandra Hüller qui aurait, elle aussi, mérité un prix pour son interprétation), est une autrice à succès d’origine allemande qui, depuis un an, vit dans les montagnes françaises avec son mari, Samuel, et leur fils malvoyant, Daniel. Dès le début du film, Samuel est retrouvé mort, gisant au sol, entouré d’une flaque de sang, probablement tombé du dernier étage où il s’isolait pour faire de la musique, mais un doute persiste. Quelque chose dans la position du corps, l’agencement de ses ecchymoses qui rendent cette mort suspecte et incitent la police à mener une enquête. Très vite, Sandra est inculpée. Un an plus tard, son procès a lieu, en présence de son fils qui découvre, hébété, une réalité qui lui était jusque-là inconnue, celle du couple que formait ses parents : lieu d’amour autant que de conflits, jalonné de concessions, de rancœur, de culpabilité… Ces failles qui se logent dans tout rapport intime de longue durée, ces nœuds avec lesquels on compose mais qui, lors d’un procès d’une telle ampleur, sont disséqués par d’autres voix (celles des avocats et des juges), triturés dans tous les sens et transformés par d’autres mots, jusqu’à ce qu’ils ne nous appartiennent plus, qu’ils deviennent le lieu d’une fiction que seul un tribunal peut aménager, d’une supposée vérité censée rendre justice, mais qui échappe, elle aussi, toujours, à l’authenticité du réel ou de la conscience intime.
Toute l’intelligence du film, sa prodigieuse finesse, est dans cette étude, cette autopsie même, qu’elle fait du couple. Le couple comme territoire à conquérir, comme espace de partage où chacun tente comme il peut de trouver sa place. Sandra est l’incarnation d’une femme moderne, qui ne transige pas sur ses ambitions ni sur ses désirs et qui, grâce à cela, a acquis un certain privilège qui déséquilibre légèrement le traditionnel rapport homme/femme. Cette liberté qu’elle revendique va tout au long du procès lui être subtilement reprochée.
L’essentiel du film se déroule dans le tribunal où la réalisatrice capture en virtuose la circulation de cette parole, jouant d’amples mouvements de caméra, de ruptures de rythme franches, tentant de rendre compte de l’épaisseur, de la vélocité de cette parole qui cherche sans arrêt à combler les vides, à remplir de sens les interstices de cette tragédie humaine. Une tragédie humaine toute entière située dans l’espace familial, surgie de lui, que le film regarde non pas comme le refuge social, la zone de replis et de réconfort qu’on voudrait exclusivement lui attribuer, mais comme l’espace de collisions intimes, de luttes de pouvoir individuelles et de compromis conjugaux qu’il est également. Tout cela en fait aussi un film profondément politique d’une remarquable intelligence.
ALICIA DEL PUPPO, les Grignoux