Grand Prix au Festival de Cannes 1976
Réalisé par Carlos Saura, cinéaste espagnol qui nous a quittés en février dernier, Cría cuervos n’est pas seulement le film où l’on entend Jeanette chanter “Porque te vas”, c’est aussi et surtout le film qui sonne le glas du franquisme
Il est des films qu’on a peur de revoir. Plus de quarante-cinq ans après son succès international, qu’aurait donc à nous offrir Cría cuervos, dont on ne garde en mémoire, comme la plupart des gens, que quelques images et quelques sons : le visage souriant et désolé de Geraldine Chaplin et surtout, surtout, la chanson phare du film, « Porque te vas », interprétée par Jeanette. C’est donc la principale bonne nouvelle : Cría cuervos est un très beau et bon film, savamment, patiemment construit, qui nous introduit petit à petit, par des allers et retours temporels multiples, dans la psyché et la mémoire d’une jeune femme qui, en 1995, se souvient de son enfance, de la mort de sa mère puis de son père, de ce qui s’ensuivit… Le visage de Geraldine Chaplin est toujours là, interrogateur et fragile, mais il y a aussi et surtout celui, triste et intrigant, presque inquiétant (comme ceux des enfants dans les films fantastiques) d’Ana (Ana Torrent), la petite fille qu'elle fut enfant, qui ne distingue pas vraiment l’imaginaire de la réalité, habitée par les fantômes de son père général franquiste et de sa mère, pianiste de talent (également interprétée par Geraldine Chaplin), qui dut renoncer à sa carrière pour satisfaire les exigences bourgeoises de son fasciste de mari. Mais au fond, ce qu’il y a de plus beau dans Cría cuervos, ce sont ses scènes muettes comme l’est la grand-mère d’Ana, et, en somme, ce qui n’y est pas dit du tout mais fièvreusement suggéré : la mort proche de Franco, donc la fin de l’ère franquiste, la maladie d’une vieille Espagne catholique et militaire, en train d’agoniser dans les pires souffrances – celles dont elle est elle-même responsable –, laissant ses enfants marqués à jamais par les stigmates de la dictature.