Dans une Chine à deux vitesses, voici le récit d’une romance pleine de tendresse et d’une beauté stupéfiante. C’est aussi l’histoire de la disparition d’un monde de traditions paysannes et qui laisse apparaître par la bande les contrastes de l’Asie d’hier et d’aujourd’hui. C’est beau, fort et violent à la fois
Dans la campagne chinoise, non loin du désert de Gobi, Ma mène une vie rude de paysan sur les parcelles que lui loue une coopérative. Il est le dernier de sa fratrie à ne pas avoir pris épouse. Ses frères et sœurs décident donc de le marier avec Guiying, une femme à la santé fragile, que la communauté considère comme retardée. Ce mariage arrange bien sa famille à elle aussi. Réunis par le sort, Ma et Guiying fondent leur propre foyer et petit à petit, s’ouvrent l’un à l’autre.
Raconter l’histoire d’un couple de paysans du nord de la Chine et suivre leur quotidien au fil des saisons qui passent : voici un scénario dont la simplicité apparaît comme une gageure. Il est pourtant rempli d’intelligence, tant il parvient à raconter l’évolution d’une société (celle de la Chine actuelle) à travers une histoire à la fois cruelle et intime.
Ma et Guiying sont mal assortis : lui, pauvre paysan, ne connaît rien d’autre que la culture traditionnelle de la terre ; elle, handicapée, est malaimée depuis sa naissance. Désormais mari et femme, ils n’ont d’autre choix que d’avancer ensemble dans cette existence qui semble bien rude. Jour après jour, au fil d’un calendrier dont on arrache les pages, on partage leur quotidien. Il est fait de gestes et de mots simples mais se remplit peu à peu d’une tendresse infinie : partager le repas, cultiver la terre, prendre soin des animaux, construire une maison, fabriquer une couveuse et puis élever des poussins. On sent dans cette réalité domestique l’envie de prendre soin de l’autre parce que le bonheur est désormais dans la construction de cette vie à deux. Dans des paysages sublimes où le jaune du désert se mêle au vert des cultures, où le vent et la pluie sont à la fois une bénédiction et une menace, Ma raconte aussi son amour de la terre à Guiying.
Ruijun Li prend le temps de poser son récit et laisse vivre ses personnages au travers de scènes qui ressemblent à des petits tableaux dont le cadre et la lumière sont travaillés avec talent. Il plante ainsi son couple de paysans dans un univers rural où le lien avec la nature s’effiloche inexorablement et où le pouvoir de l’argent détruit les plus faibles.
C’est à la fois terriblement touchant et d’une tristesse infinie. On assiste ainsi au quotidien tranquille d’un couple qui se construit, mais on comprend aussi bien vite que leur mode de vie traditionnel est en voie de disparaitre. En toile de fond, se dessine alors un autre portrait : celui d’une Chine impitoyable avec ses coopératives agricoles corrompues et ses promoteurs immobiliers sans scrupule. En contrepoint à l’humanité des deux personnages principaux, on devine un pays miné par l’exode rural, les relocalisations et la spoliation. Il y a tout cela dans cette histoire d’amour si dense et dans ce film visuellement si impressionnant, qu’il s’impose presque comme un geste esthétique de révolte.
LAURENCE HOTTART, les Grignoux