On est à peine en janvier et Albert Serra nous offre déjà l’un des grands films de l’année, d’une audace formelle à tomber par terre. Porté par un exceptionnel Benoît Magimel, il signe un poème d’une puissance hypnotique rare sur le quotidien d'un représentant de l'État à Tahiti.
Sur l’île de Tahiti, en Polynésie française, De Roller, le Haut-Commissaire de la République et représentant de l’État français, est un homme de calcul aux manières parfaites. Dans les réceptions officielles comme dans les établissements interlopes, il prend constamment le pouls d’une population locale de laquelle la colère peut émerger à tout moment, d’autant plus qu’une rumeur se fait insistante : on aurait aperçu un sous-marin dont la présence fantomatique annoncerait la reprise des essais nucléaires français…
Pacifiction est une proposition de cinéma comme on n’en reçoit pas tous les jours, de celles qui marquent profondément la rétine et subjuguent par leur puissance formelle, d’une liberté absolue. Albert Serra installe une lenteur sourde, en phase avec la moiteur du climat et l’ambiance générale d’un territoire géographique admirablement cerné par la caméra. S’il se fixe aux portes du cinéma expérimental, Pacifiction n’y pénètre jamais totalement, sans doute parce que son dispositif reste économe en effets, ses plans longs et son intrigue ténue. Il appréhende au mieux la magie du réel, cette fausse banalité, ce vide, ce rien qui a tant de choses à dire quand il est magnifié (le travail sur la lumière et les couleurs qui renverrait presque au climat des thrillers américains modernes). Il a cette capacité à flotter en permanence dans un entre-deux, en apesanteur, à jouer sur la perte des repères, à casser la frontière entre la réalité et la fiction. Pacifiction fait le portrait d’un monde dans lequel il faut contourner les apparences pour éviter les pièges et sans doute sauver sa peau, ou du moins son image. Ici, sur ces terres paradisiaques aux mystères insondables, on est au bord d’un basculement, de la fin de quelque chose : d’un monde peut-être, d’une époque certainement.
Cette dimension mélancolique et angoissante rend le film terriblement émouvant et actuel. Pacifiction est impressionniste dans sa façon de filmer les relations humaines, tant dans leur violence sourde que dans leur sensualité, à sonder l’âme jusque dans sa plus profonde solitude, car il dresse tout simplement le portrait d’un homme politique au travail. On n’avait sans doute jamais approché aussi justement le quotidien d’un représentant de l’État dont le rôle est d’être à tout moment dans la diplomatie et le relationnel, mais on découvre un homme fragilisé, si loin de l’image lisse et contrôlée de bon nombre de ses collègues. Avec ce rôle, Benoît Magimel s’affirme, définitivement, comme le meilleur acteur français actuel. Il est une sorte de croisement parfait entre Mickey Rourke et Gérard Depardieu, et Albert Serra lui offre un rôle taillé pour son immense talent. Sa composition alterne entre la douceur, le mystère et l’abandon. Elle semble tour à tour fantomatique et réelle, dans un jeu subtil fait d’allers-retours entre l’absence et la présence. Benoît Magimel est le cœur de cette proposition d’une modernité totale, allergique aux courants et aux conventions. Avec ce film, on tient la preuve que le cinéma, plus de cent ans après son invention, a encore bien des terres à explorer et s’affirme toujours comme un spectacle hypnotique total, propice à nous emmener très haut et très loin au pays des songes.
NICOLAS BRUYELLE, les Grignoux