Prix du 75ème Festival de Cannes (2022)
Avec Tori et Lokita, récompensé au dernier Festival de Cannes par le prix du 75e, les frères Dardenne démontrent une fois de plus la force de leur cinéma mêlant la précision du scénario à leur profond engagement humaniste. La beauté d’un discours qui va à l’essentiel pour mieux nous raconter les dérives du monde actuel
Tori, jeune garçon originaire du Bénin, a rencontré Lokita, adolescente camerounaise, sur l’embarcation clandestine qui les menait en Sicile. De l’Italie à la Belgique, ils ont choisi de s’épauler coûte que coûte dans cette quête d’une vie meilleure qui ne peut passer que par l’obtention d’un titre de séjour valide, précieux sésame rarement délivré et difficilement accessible dans le dédale administratif de nos politiques d’accueil. Tori a obtenu ses papiers, mais pas Lokita. Alors, en attendant la régularisation de sa situation, ils trouvent de quoi subvenir à leurs besoins… Mais où et vers qui se tourner quand le système tend à tout prix à nous effacer si ce n’est vers l’économie souterraine, le commerce interlope qui fait encore moins de cas de leur personne et de l’affection qui les lie ?
Comme souvent dans le cinéma des Dardenne, c’est par le mouvement des personnages, le tracé de leur trajectoire, de leur corps et de leurs gestes que nous apprenons à les connaître. Le film s’ouvre sur le visage de Lokita en gros plan, fébrile et majestueux, alors qu’elle répond aux questions d’une agent de l’Office des Étrangers. Un entretien qui confine à l’interrogatoire. La voix de l'agent est douce mais sentencieuse, elle dénote l’assise, le privilège inhérents à ceux nés sur le bon territoire. Elle scrute les failles du discours de Lokita et les constate, enclenchant instantanément la panique de celle-ci.
Les crises d’angoisse de Lokita sont la manifestation de l’impasse de sa situation d’où ne surgit aucune respiration, aucune consolation, si ce n’est celle que lui apporte Tori, avec sa joie de vivre communicative et son soutien à toute épreuve. Lokita, jeune fille invisible, inconsidérée, dont les désirs, la dignité et même l’existence sont niés par les protagonistes qu’elle rencontre, et dont le seul refuge reste son amitié avec Tori.
Tori et Lokita opposent à l’austérité de nos institutions, à la violence de la pègre, au cynisme généralisé de notre humanité vacillante, leur indéfectible amitié, symbole d’une puissance folle dans un film qui cherche à rendre visibles les brèches où s’engouffrent malgré elles les personnes en exil, uniques remparts à leur détresse, mais aussi terrible étau à leur liberté.
Les frères Dardenne, dont l’œuvre témoigne d’un corps-à-corps permanent avec leur époque, nous bouleversent encore par l’acuité de leur regard, l’intelligence humble avec laquelle ils questionnent notre monde. Dans La Fille inconnue, une jeune médecin cherchait à tout prix à identifier le corps d’une femme noire retrouvée morte et à qui aucune autorité ne se souciait de donner un nom.
Aujourd’hui, les cinéastes nomment Tori et nomment Lokita. Ils nous les font regarder et nous rappellent de ne pas oublier que leur vie compte.
ALICIA DEL PUPPO, les Grignoux