Formellement ambitieux et politiquement fort, ce beau premier film raconte le fragile état mental dans lequel sont plongés les Libanais, en particulier la jeunesse qui peine à trouver sa place et donner du sens à son existence
Dans un lent travelling aérien, la caméra survole une zone urbaine en pleine nuit. Des rues, des immeubles et un aéroport apparaissent sous nos yeux, soutenus par une bande son électro qui renforce le caractère sensoriel de cette longue et belle séquence d’introduction. On revient sur terre pour découvrir une jeune femme sortir de l’aéroport. Elle est seule, elle s’appelle Jane et a décidé de revenir soudainement à Beyrouth après une longue absence. Elle retrouve ses parents dans leur appartement et reprend contact avec cette vie familière mais étrange qu’elle avait quittée.
Le film travaille la texture de l’image et du son pour, aux portes de la pure expérimentation et du cinéma de science-fiction, exprimer le mal-être de son personnage central et dresser le portrait d’une Beyrouth fantomatique et désertique que l’on dirait sans avenir, figée sur place, submergée par une architecture urbaine plus inquiétante qu’attirante. Ce sont souvent des séquences non dialoguées et musicales qui expriment cette sensation de vertige et d’abandon. Dans la retenue et le non-dit, le film cherche à transmettre l’émotion par ces effets de mise en scène élaborés mais pas gratuits, qui donnent une incroyable profondeur mélancolique à ce qui se joue pour Jane, littéralement prisonnière d’un présent anxiogène. Quand elle est sur le balcon de l’appartement de ses parents, elle peine à voir la mer correctement (juste là, certes, sur le côté…), source d’espoir, d’infini, de beauté et de liberté, par la faute d’immeubles qui parasitent son horizon. Sans perspective claire, Jane est coincée dans un cadre qui l’enserre de plus en plus.
Le réalisateur exprime également la confusion de son personnage par une écriture déstructurée qui mélange les temporalités et étire la durée, sans pour autant perdre notre attention. Le miracle cinématographique vient du fait que tout tient par la densité incroyable que provoque chaque séquence, pourtant a priori anodine car inscrite dans un quotidien banal où les personnages peinent à se dire les choses, en forme de longs trips hypnotiques et addictifs. Le réalisateur évoque aussi le trouble mental de son héroïne à travers l’étrange relation qu’elle renoue avec un amour du passé. Cela rajoute à la fois une forme de sensualité désespérée et une violence de moins en moins rentrée qui font, en quelque sorte, le suspense psychologique du film.
Face à la mer réussit à nous emmener dans une autre dimension propice à exprimer la violence d’un contexte qui empêche l’émergence de toute forme d’imaginaire, celui d’une ville fragilisée qui fait souffrir ses habitants (le film a été tourné quelques mois avant les explosions du port de Beyrouth). Ce constat qu’une ville à la modernité de façade est en train d’aliéner ses habitants, en particulier sa jeunesse, est politiquement très fort, surtout de la part d’un jeune cinéaste qui, pour l’exprimer, aura osé un geste artistique d’une audace folle.
NICOLAS BRUYELLE, les Grignoux