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Un dossier pédagogique
réalisé par les Grignoux et consacré au film
La Bamba
de Luis Valdez
USA, 1987, 1 h 49

Le centre culturel Les Grignoux a réalisé en 1988 un dossier pédagogique sur La Bamba de Luis Valdez au moment de la sortie du film. Ce dossier est aujourd'hui épuisé sous sa forme imprimée et n'est plus en vente.
Il comprenait deux grandes parties. La première évoquait l'histoire mouvementée du rock'n roll, sa naissance difficile puis son incroyable explosion dans l'Amérique puritaine des années 50 et sa diffusion dans le monde entier. Cette analyse de la dimension sociale d'une musique populaire où se mêlent des aspects contradictoires (influences diverses, commerce, révolte, médiatisation, expressions minoritaires, "starisation", etc.) est aujourd'hui dépassée et n'est donc pas reproduite
En revanche, on a réactualisé la seconde partie du dossier consacrée à l'analyse du rythme du film, un phénomène rarement analysé en tant que tel dans le champ des études cinématographiques. Cette analyse est entièrement disponible sur cette page web. Contrairement aux dossiers réalisés plus récemment par les Grignoux, cette analyse s'adresse essentiellement aux personnes intéressées par le cinéma (enseignants ou non) et ne comprend pas de suggestion pédagogique d'activité à mener immédiatement en classe.

LA BAMBA
RYTHME MUSICAL,
RYTHME CINEMATOGRAPHIQUE

La Bamba raconte la fulgurante ascension de Ritchie, l'enfant d'une famille d'immigrés mexicains, devenu une star du rock'n'roll, jusqu'à sa mort brutale dans un accident d'avion en 1969.

Pour évoquer cette carrière aussi brève que rapide, le réalisateur, Luis Valdez, a choisi de construire un film sans temps mort, dont le rythme nerveux rappelle celui de la musique interprétée par Ritchie Valens : la mise en scène rapide, comme le rythme saccadé du rock'n'roll, comme la brièveté de l'existence de Ritchie Valens, entraînent le spectateur dans un récit qui le tient constamment en haleine et lui interdit pratiquement à tout moment de distraire son attention ou même de prendre de la distance par rapport au film.

Ces trois éléments, mise en scène, sujet traité et fond musical, concourent ainsi au même effet, une participation maximale du spectateur à l'histoire racontée.

D'autres films jouent au contraire sur les différences rythme ou de tonalité entre le sujet traité et le fond musical, entre le rythme de l'action racontée et celui de la mise en scène. Dans 2001, Odyssée de l'espace de Stanley Kubrick par exemple, la musique de valse de Johann Strauss est utilisée de façon insolite et ironique sur des images de vaisseaux spatiaux s'arrimant l'un à l'autre. Dans un autre contexte, Wim Wenders, avec Paris, Texas, raconte sur un rythme extrêmement lent une anecdote que d'autres cinéastes auraient traitée en quelques minutes.

Cette rapidité de la mise en scène qui tient le spectateur en haleine est un mérite généralement reconnu aux films américains; par rapport à ceux-ci, les films de tradition européenne donnent une impression de lenteur, sinon parfois de pesanteur. Une telle opposition (entre tradition américaine et européenne) mérite évidemment d'être nuancée : de nombreux films (comme beaucoup de cinémas nationaux : japonais, indien, brésilien...) échappent à cette catégorisation (les « longueurs » du cinéaste américain Stanley Kubrick sont célèbres et Hitchcock, le maître du suspens et de l'angoisse, est anglais, même s'il a travaillé aux États-Unis); ces catégories sont en outre inapplicables à certaines oeuvres (les films de Fellini, par exemple, sont-ils lents ou rapides ? La notion de « vitesse » est trop étroite pour rendre compte de tels films).

Cette rapidité (plus ou moins générale) des films américains traduit cependant une tradition propre au États-Unis et, plus spécifiquement, à Hollywood, de faire des films, tradition que ne partagent pas les cinéastes européens qui connaissent d'autres filières d'apprentissage et de formation. Dans chaque pays ou dans chaque continent, le cinéma et une industrie collective où se transmettent les recettes de métier, où circulent constamment les hommes et les idées, où tout le monde collabore avec tout le monde (acteurs, scénaristes, réalisateurs, producteurs changent continuellement de film et d'équipe), où se perpétuent finalement certaines manières de faire et de concevoir le cinéma : même s'il y a toujours eu des échanges entre l'Europe et les États-Unis, il est donc normal que, de l'un et de l'autre côté de l'Atlantique, il se soit établi des traditions différentes, des habiletés spécifiques, des accents propres. Aux États-Unis, on privilégie la vitesse; en Europe, l'intensité, le développement explicite, la gradation paroxystique...

La « rapidité », la « vitesse » sont cependant des notions intuitives qui traduisent surtout l'impression ressentie par le spectateur. Il parait donc intéressant d'analyser La Bamba de ce point de vue, en essayant de dégager les mécanismes filmiques qui produisent précisément cette impression d'un rythme rapide et sans pesanteur. L'analyse se concentrera surtout autour des techniques du scénario, dont l'agencement, on le verra, est le facteur principal dans cette impression de vitesse, même si d'autres aspects du film (mouvements de caméra, durée des plans, objets de représentation...) concourent au même effet.

Par scénario, on peut comprendre plusieurs choses. Il s'agit d'abord et essentiellement de l'activité matérielle consistant à écrire les dialogues d'un film, accompagnés de diverses indications de mise en scène (décors, position des personnages...) et de caractéristiques techniques (plans, découpage...).
Au niveau du produit fini et du point de vue du spectateur, le scénario désignera plutôt l'histoire racontée, le sens du récit par opposition aux moyens cinématographiques mis en oeuvre pour raconter cette histoire (la prise de vue) : le scénario peut être alors transposé dans un autre médium (théâtre, roman). C'est dans le sens premier que nous parlerons de scénario, même si cette activité, en fait, nous échappe, et doit donc être reconstituée.

1. Plusieurs intrigues

Pour que le spectateur ne s'ennuie pas, il faut qu'il ait l'impression qu'il se passe tout le temps quelques chose. Luis Valdez, scénariste, a donc choisi de ne pas raconter toute la vie de Richard Valenzuela, mais de n'en retenir que les épisodes les plus marquants et les plus intéressants. Ces différents moments ne formaient cependant pas nécessairement un ensemble cohérent : Valdez a alors resserré tous les épisodes de son film autour d'un fil conducteur très fort, la transformation de Richard Valenzuela, enfant d'immigré mexicain, en Ritchie Valens, star du rock'n'roll, jusqu'à sa fin tragique. Toute l'enfance de Richard Valenzuela est ainsi sacrifiée au profit des deux dernières années de sa vie, marquée par son ascension fulgurante.

Une biographie écrite n'aurait certainement pas procédé de la sorte et aurait sans doute comporté un chapitre introductif avec lieu et date de naissance, anecdotes sur la scolarité ou sur la prime adolescence (ainsi par exemple, elle n'aurait certainement pas manqué d'expliquer en détail l'absence du père de Bob et Ritchie) : ce genre de littérature et tenu à l'exhaustivité à laquelle n'est pas contraint le cinéma.

Si l'ascension de Ritchie Valens constitue le fil conducteur le plus apparent du scénario, la carrière de chanteur n'aurait sans doute pas fourni suffisamment d'événements marquants pour remplir tout un film. Autour de cette intrigue principale, Valdez a alors greffé une série d'intrigues secondaires qui sont toutes reliées à la personne de Ritchie : il y a les rapports de Ritchie avec sa mère, son aventure sentimentale avec Donna, il y a surtout l'histoire de son frère Bob qui est un peu l'inverse de la sienne puisque sa « carrière » est marquée par plusieurs échecs successifs (la prison, la vie commune avec Rosie qui est un enfer, les essais de devenir un dessinateur qui ne mènent nulle part...).

Sur un court laps de temps (les deux dernières années de la vie de Ritchie Valens), vont ainsi se succéder une multitude d'événements qui permettent de retenir l'attention du spectateur, sans paraître invraisemblables (puisque ces événements ne concernent pas un seul personnage, mais plusieurs). À chaque instant du film, il survient une (petite) aventure, un incident nouveau qui fait progresser l'action tout en surprenant (relativement) le spectateur. Vers le milieu du film, on assiste ainsi à la rencontre fortuite de Bob et de Ritchie qui chante, dans une cabine téléphonique, une chanson à Donna, à l'autre bout du fil; ensuite, on suit la virée des deux frères dans un bordel où Ritchie écoute La Bamba interprétée par un groupe mexicain; enfin, pendant ce temps, la mère de Ritchie est obligée de s'occuper de Rosy qui vient d'accoucher. Le spectateur suit ainsi en même temps plusieurs personnages aux destins différents et plusieurs intrigues qui se croisent sans se confondre : son attention est constamment sollicitée par des événements nouveaux qui concernent soit le personnage principal (Ritchie), soit des personnages secondaires.


Ritchie chante une chanson pour Donna

Bob et Rictchie vont faire la fête

Rosy va accoucher

Ritchie se retrouve dans le désert avec son frère
le montage alterné permet de dynamiser l'action
tout en jouant sur des contrastes d'atmosphères ou d'émotions

Excepté l'ascension de Ritchie Valens, ces différentes intrigues sont relativement banales. Bob séduit Rosie, lui fait un enfant, se dispute avec elle, devient finalement un père tranquille; pendant ce temps, sa « carrière »professionnelle connaît des hauts et des bas : trafiquant de drogue, puis ramasseur de poubelle, il essaie de devenir créateur de dessins animés, mais échoue dans cette voie. De semblable façon, l'aventure sentimentale de Ritchie avec Donna est tout à fait banale : ils se rencontrent, commencent à flirter, mais le père de Donna s'oppose à cette liaison, ils se déparent, puis se retrouvent et se jurent un éternel amour.

Mais aucune de ces intrigues n'est développée séparément, ni ne prime sur les autres. On passe au contraire d'un épisode à l'autre et c'est au spectateur à reconstituer chacune des ces histoires, à relier les différents morceaux épars de l'aventure sentimentale de Bob et Rosie, des amours de Ritchie et de Donna.

Cette construction « en damier », ce passage constant d'une intrigue à l'autre, permet de donner un rythme évident au film. Valdez ne s'attarde jamais sur une séquence (par exemple une dispute entre Bob et Rosie) et passe immédiatement à autre chose d'inattendu par rapport à ce qui précède (Ritchie rencontre Donna).

Une séquence n'introduit donc jamais la séquence qui la suit immédiatement : ainsi lorsque Donna emmène Ritchie dans sa nouvelle voiture, après quelques paroles échangées, il y a une coupure brutale, et l'on assiste, non pas à l'étape suivante des amours de Ritchie et de Donna, mais au travail de Bob, devenu ramasseur de poubelles.


Ritchie part en balade avec Donna

Bob ramasse les poubelles
les deux séquences successives sont totalement indépendantes au niveau de l'intrigue :
l'ambiance ensoleillée permet cependant de les relier visuellement
en laissant penser au spectateur qu'elles se déroulent à peu près au même moment

Ainsi encore, à un autre moment, le producteur annonce à Ritchie que, pour la prochaine tournée, ils seront obligés de prendre l'avion : or, la séquence qui suit immédiatement ce dialogue nous montre Bob saoul, jeté hors de chez lui, et hurlant qu'il veut voir sa fille. Ce n'est qu'ensuite qu'on verra Ritchie et son producteur dans l'avion qui les emmène en tournée. Les différentes séquences se suivent donc dans un ordre imprévisible : avec des histoires relativement banales, le réalisateur réussit ainsi à surprendre le spectateur et à retenir son attention grâce à ce passage constant d'une intrigue à l'autre.

De même qu'un roman peut être divisé en chapitres, paragraphes, phrases et mots, un film peut être divisé en unités de plus en plus petites : le film entier, les séquences (ou scènes) et enfin les plans.
Un plan est une série continue d'images enregistrées au cours d'une même prise. Le passage d'un plan à un autre est toujours visible puisqu'il y a soit un changement de décors et de lieux, soit un déplacement instantané de la position de la caméra (le personnage vu de dos est soudain vu de face : voir l'exemple ci-dessous).
La séquence est une suite de plans qui suppose une certaine unité de lieu, de temps et d'action. Le découpage en séquences est plus hasardeux que la détermination des plans, et peut prêter à discussion. Dans La Bamba cependant, la plupart des séquences sont clairement délimitées puisque l'on passe constamment d'un personnage à l'autre, d'une intrigue à l'autre.

un plan...

...le plan suivant
entre ces deux images successives, il y a un changement de plans :
la caméra qui était derrière l'épaule de Ritchie est maintenant derrière Bob ;
la plupart des spectateurs ne remarquent pas le changement de plans
car ils sont surtout attentifs à la cohérence de l'action
qui est ici assurée notamment pas la continuité de la bande-son
(le dialogue des deux frères ne subit aucune rupture au moment du changement de plan)

2. Différences de tons, différences de thèmes

Le passage d'une séquence à l'autre est imprévisible, mais permet en outre des changements de rythme et de tonalité, des contrastes d'ambiances qui évitent de lasser le spectateur : racontées isolément, les amours de Donna et de Ritchie paraîtraient vite fades ou sirupeuses, mais elles contrastent heureusement avec les relations tumultueuses de Bob et de Rosie. Après le stress de la colère, le spectateur passe facilement aux conversations calmes et tranquilles entre Ritchie et Donna. De la même façon, la virée insouciante de Bob et de Ritchie au bordel mexicain alterne avec les scènes dramatiques où Rosie, qui va accoucher, se retrouve seule avec la mère de Ritchie.

On voit facilement que les choix esthétiques de Valdez sont opposés à ceux d'un Ingmar Bergman ou d'un Jacques Doillon dont les films se déroulent dans une même ambiance, peu à peu poussée jusqu'à son paroxysme.

Mêlant plusieurs intrigues, Luis Valdez peut constamment changer de ton et d'ambiance. Il peut également aborder de multiples thèmes qu'il traite par petites touches disséminées tout au long du film.

La carrière de Ritchie Valens est ainsi l'occasion d'aborder les problèmes de la minorité hispanique aux États-Unis : main d'oeuvre à bon marché dans les exploitations agricoles, les Mexicains immigrés aux États-Unis ne peuvent espérer échapper à leur condition que par des filières exceptionnelles comme celle suivie par Ritchie Valens, devenu une star du rock'n'roll (de la même façon la boxe représenta pour beaucoup de Noirs l'occasion, mais aussi l'illusion, d'échapper à leur condition misérable). Mais ces réussites individuelles ne suffisent évidemment pas à désamorcer le mépris et le racisme à peine voilé des WASP (White Anglo-saxon Protestant) à l'égard des immigrés hispaniques, ainsi qu'en témoigne l'attitude du père de Donna, hostile à la liaison de sa fille avec le jeune Ritchie.

A côté de cet aspect presque « sociologique » de la carrière de Ritchie Valens, Valdez traite d'un thème beaucoup plus « psychologique » : le traumatisme subi par Ritchie quand un de ses amis fut tué par la chute d'un avion. Ce cauchemar revient à plusieurs reprises dans le film et préfigure évidemment la mort de Ritchie en avion.

Cette obsession de Ritchie, que le réalisateur transpose en images blafardes au ralenti, donne au personnage public du chanteur une touche personnelle et intime qui favorise l'identification du spectateur.

Autre grand thème traité par le film : l'attachement de Ritchie à sa famille et plus particulièrement à sa mère. La réussite du chanteur servira d'abord à loger confortablement sa mère et ses frères et ses soeurs.


le travail des immigrés aux États-Unis

Ritchie et sa mère

les cauchemars de Ritchie

la popularité
le film multiplie les intrigues mais également les thématiques,
multipliant les facettes de son personnage
qui n'est pas réduit à son statut de chanteur

Ces différents thèmes reviennent constamment dans le film, mais ne sont jamais véritablement traités séparément. Le cinéaste glisse de l'un à l'autre, sans s'attarder, opérant de constants rappels tout en montrant l'évolution du thème en fonction de la situation  : c'est par petites touches que Valdez dépeint la situation des « chicanos » aux États-Unis, montrant au début du film Ritchie et sa mère travaillant dans une orangeraie, au milieu du film l'hostilité que le père de Donna manifeste à son égard, et, encore plus loin, le producteur qui invente le pseudonyme de Ritchie Valens parce que le nom de Richard Valenzuela risque de déplaire aux auditeurs. Cette manière de traiter différents thèmes par petites touches disséminées au long du film favorise évidemment le rythme du récit en évitant la lourdeur d'un propos plus explicite ou détaillé.

Ce faisant, Valdez encourt cependant le reproche de superficialité. Les thèmes «  sociologiques » ou « psychologiques » reviennent à plusieurs reprises, mais ne sont jamais approfondis. La crainte de l'avion reste un traumatisme chez Ritchie, mais n'évolue absolument pas.
D'autre films peuvent servir de points de comparaison. Rocco et ses Frères de Visconti dépeint de façon approfondie l'immigration de paysans pauvres du sud de l'Italie vers le nord (avec la boxe comme moyen d'ascension sociale) : le thème est ici central et traverse tout le film, tous les gestes et tous les personnages.
Chez Doillon par contre (La Puritaine par exemple), l'aspect sociologique est absent et toute l'attention du spectateur est retenue par les relations psychologiques entre les personnages qui évoluent constamment, se rapprochent, s'éloignent, réagissent bien ou mal à ce qu'on leur dit, se disputent et se retrouvent.
Il s'agit là de films à « thème », centrés sur un type de problème ou de question dont on montre l'évolution au cours du récit. Par rapport à La Bamba qui a l'aspect d'un kaléidoscope, ce genre de films donne une impression « monochrome ».

3. Les « ficelles » de l'histoire

Ce passage constant d'un thème à l'autre, d'une intrigue à l'autre, s'il favorise la rapidité du récit, risque également de dérouter le spectateur qui peut avoir l'impression d'une histoire trop fragmentée et incohérente. Pour éviter cette impression de disparate, Valdez a tissé des liens entre les différentes intrigues, multiplié des rappels au cours du récit, opéré ainsi une véritable « orchestration » de son film.

Différentes techniques ont été utilisées par Valdez pour obtenir un tel effet.

Ainsi, le passage d'une séquence à l'autre, d'une intrigue à l'autre, ne s'opère pas au hasard, mais est agencé de manière à produire des effets hautement significatifs.

L'on voit par exemple Bob déchirant ses dessins juste après le passage à la télévision de Ritchie interprétant « Donna » : l'échec du frère aîné est ainsi fortement souligné au moment où son cadet triomphe sur les ondes. Le même genre d'effet est obtenu à la fin du film, lorsque l'avion qui emmène Ritchie décolle dans une tempête de neige (le dernier plan de cette séquence montre seulement la bourrasque des flocons sur un ciel noir) et que l'on voit immédiatement après la main de la mère de Ritchie sur un drap qu'elle pend au soleil de Californie : neige et soleil, malheur et bonheur, le contraste est fortement souligné et pleinement significatif.


Ritchie interprète Donna à la télévision

Bob déchire ses dessins
les séquences qui se suivent sont souvent agencées
de manière à produire de forts contrastes

Ritchie prend l'avion dans une tempête de neige

la main de la mère de Ritchie étendant le linge au soleil

Par ailleurs, Valdez opère plusieurs rappels entre des séquences éloignées les unes des autres, de manière à renforcer la cohérence des différentes intrigues. La scène où Ritchie emmène Donna dans la nouvelle voiture qu'il a pu se payer grâce à son premier tube, répète très visiblement celle où Donna emmenait Ritchie dans la voiture que lui avait payée son père : cette répétition sous une forme inversée traduit très clairement le changement de statut de Ritchie devenu une star et l'évolution de ses rapports avec Donna.

Autre genre de rappel : le collier en os de serpent donné à Ritchie par le vieil Indien, que Bob arrachera du cou de son frère lors de la dernière fête de famille précédant juste l'accident.


la voiture de Donna

la voiture de Ritchie
des détails éloignés l'un de l'autre dans le film
réapparaissent avec une signification nouvelle

 


le collier de l'Indien

le collier arraché par Bob

Le procédé de flash back (du retour en arrière) permet également de donner une cohérence particulière au film : à la mort de Ritchie notamment, Bob se souvient d'une scène apparemment anodine du début, la montée des deux frères sur la colline au soleil. Ce qui était d'abord anodin réapparaît en prenant une dimension tragique, et le scénariste peut ainsi terminer en «bouclant» son film.

Enfin, la musique permet un passage sans incohérence d'une séquence à l'autre. Lors du premier enregistrement de Ritchie, l'on passe ainsi du studio d'enregistrement à une scène d'amour entre Ritchie et Donna au drive-in, puis à Bob qui montre ses premiers essais de dessin à Ritchie, puis de nouveau à Ritchie et Donna, à Bob qui apprend qu'il a gagné son concours, et enfin au producteur qui s'exclame « fantastique » lorsque Ritchie termine son interprétation. Toutes ces séquences sont reliées entre elles par la même chanson qui, présente à « l'avant-plan » lors de la première séquence où Ritchie commence à chanter, passe peu à peu à « l'arrière plan » lors des (mini-)séquences suivantes avant de revenir brutalement au « premier plan » quand le producteur s'exclame « fantastique » (on remarquera que Valdez bouscule l'ordre temporel puisque Ritchie ne peut pas être en même temps au studio et au drive-in : mais le spectateur ne s'en aperçoit qu'au moment du retour brutal et surprenant au studio). Le procédé favorise à la fois la cohérence et le rythme du film.


au studio, début de la chanson

Ritchie et Donna au drive-in

Bob et Ritchie

Ritchie et Donna à l'école

Bob reçoit du courrier

Ritchie termine l'enregistrement

le final en très gros plan

l'exclamation du producteur
toute cette séquence composée d'événements hétérogènes
se déroule sur le fond musical de la chanson interprétée par Ritchie

Cette utilisation de la musique permet un passage à la fois facile et cohérent d'un personnage à l'autre, d'une intrigue à l'autre. Ainsi encore, lorsque Ritchie interprète «Donna» à la télé, l'on voit successivement la mère de Ritchie, Donna, le frère de Ritchie dans un café, et leurs différentes réactions (Bob se fâche avec le barman qui vient de couper la télé, puis rentre chez lui déchirer ses dessins) : la caméra est passée d'un lieu à l'autre, de Ritchie à Bob, avec facilité et rapidité, grâce à la musique qui sert de lien.


Ritchie à la télévision

la mère de Ritchie

Donna

Bob
la télévision permet le passage aisé d'un personnage à l'autre,
d'un lieu à l'autre, d'une intrigue à l'autre :
il suffit d'imaginer que le cinéaste ait filmé uniquement
la prestation de Ritchie sur le plateau de télévision,
pour comprendre comment le montage permet ici de dynamiser
une séquence a priori sans grand relief

La cohérence du récit, que favorisent les différents procédés qui viennent d'être décrits, est en fait au service du rythme général du film, qui progresse rapidement sans pourtant se disperser dans tous les sens.

4. La structure de chaque séquence

On a examiné jusqu'à présent l'articulation des différentes séquences, qui permet de produire une impression de rapidité dans la narration. Mais chaque séquence est elle-même organisée de façon à retenir l'attention du spectateur et à produire des effets de surprise continuelle (surprise toute relative, bien sûr).

Un grand procédé est à l'oeuvre ici. Dès qu'une séquence excède quelques plans, la situation de départ de la séquence est perturbée par un événement inattendu (ou du moins relativement inattendu par rapport à la situation de départ de la séquence). Concrètement, le procédé est très simple : lorsque l'on assiste par exemple à une dispute entre Bob et Rosie (qui vient de lui annoncer qu'elle est enceinte), cette querelle pourrait s'éterniser longuement, connaître un crescendo ou un long développement avec retournements de situation, etc. Au lieu de ça, la caméra sort du lieu de la dispute et nous montre Ritchie rentrant chez sa mère : il entend Rosie pleurer, puis va retrouver sa mère, et tous deux voient alors Rosie qui met Bob dehors (et c'est la fin de la séquence). Autrement dit, le cinéaste, au lieu de nous enfermer avec Bob et Rosie dans un psychodrame difficilement soutenable, nous éloigne et nous fait assister à la scène de loin, comme Ritchie peut la percevoir. La situation de départ, qui risquerait vite de nous lasser, est soudain reculée, mise à distance, grâce à l'arrivée imprévue de Ritchie.


Bob se dispute avec sa femme

l'arrivée inopinée de Ritchie

Ritchie et sa mère regardent la scène de l'extérieur

Bob se retrouve dehors
la séquence d'abord centrée sur Bob et sa femme dévie rapidement de son cours
avec l'arrivée de Ritchie qui va retrouver sa mère;
ces deux-ci assistent alors de l'extérieur à la fin de la dispute

Le même procédé est à l'oeuvre lors du concert de Ritchie avec les « Silhouettes » à la légion U.S. Dès le début, grâce aux nombreux préparatifs de la mère de Ritchie, l'on devine que la soirée sera un succès. Mais pendant l'interprétation des chansons, il risque de ne rien se passer, si ce n'est des danses ininterrompues. Apparaît alors un personnage énigmatique que la caméra va « chercher » dans la foule et qui se révélera être un producteur de musique. L'attention du spectateur est évidemment réveillée par l'apparition de ce personnage inconnu. Enfin, Bob saoul provoque une bagarre qui constitue une formidable diversion et qui fait dérailler toute la situation de départ (puisque l'on prévoyait le succès de la soirée).


la prestation de Ritchie

le travail enthousiaste de sa mère

un personnage énigmatique

Bob intervient grossièrement
la séquence qui semble "jouée" dès le départ
— la prestation de Ritchie va être un succès —
est perturbée par des éléments inattendus :
un nouveau personnage et la bagarre provoquée par Bob

On retrouve le même procédé dans la scène du bordel mexicain. Bob emmène Ritchie dans une virée dont il doit sortir dépucelé. Toute la séquence paraît s'orienter vers cette issue plus ou moins grivoise, largement préparée par un travelling avant (= un mouvement de la caméra qui s'avance en accompagnant Ritchie) qui détaille les prostituées assises côte à côte le long du mur. Mais, au bout de ce mouvement, Ritchie entend soudain la musique de La Bamba interprétée par l'orchestre mexicain auquel il va aussitôt se joindre. La situation de départ est détournée et la séquence « rebondit » dans une autre direction.


le travelling sur les prostituées

la fin du travelling

l'orchestre en train de jouer

Ritchie s'éloigne de son frère
la séquence dévie inopinément de son cours initial

Dernier exemple de ce procédé : vers le début du film, Ritchie raccompagne Donna chez elle et lui annonce qu'il joue ce soir-là dans un garage. Elle lui promet d'y être, et Ritchie s'éloigne en courant de joie. En arrière-plan, on a cependant aperçu un personnage qui intervient, dans cette scène en duo, comme un tiers perturbateur. C'est le père de Donna qui demande qui est ce garçon et quelle est sa nationalité : « italien », sans doute. La scène euphorique est détournée de son sens initial et laisse la place à une certaine inquiétude provoquée par l'irruption d'un personnage secondaire. Une nouvelle fois, les attentes du spectateur sont déjouées par un événement peu important, mais inattendu (ou insolite, ou brutal, ou incongru).


Ritchie et Donna

un personnage apparaît à l'arrière-plan :
le père de Donna

Ritchie s'éloigne en sautant de joie

le père fait une remarque à propos de Ritchie
un personnage apparemment secondaire vient à l'avant-plan de la séquence
et lui donne ainsi un sens nouveau
(on remarque également au début de la séquence que Ritchie et Donna inversent leur position :
leur face-à-face qui pourrait paraître statique — leur conversation n'est pas très originale —
est ainsi dynamisé par le changement de position)
Ici aussi, on peut reprocher à Valdez une certaine superficialité, puisqu'aucune situation n'est vraiment développée, un événement inattendu venant chaque fois détourner la situation de sa logique initiale. Cette superficialité est évidemment la contrepartie de la rapidité de la narration.
Il existe cependant dans La Bamba une scène dont le cours n'est perturbé par l'irruption d'aucun événement imprévu : il s'agit de la séquence au milieu du film, où Ritchie reçoit d'un vieil indien un collier en os de serpent. À ce moment, le dialogue avec Bob, les prophéties de l'Indien ont une singulière importance et cherchent à impressionner le spectateur par leur caractère grave et sérieux : rien ne vient perturber cette scène.
Il s'agit d'une séquence au tempo beaucoup plus lent que le reste du film et qui fait figure d'exception par rapport aux autres séquences.

5. Des coupures brutales

Dès qu'une séquence s'allonge, Valdez l'organise de manière à faire surgir un événement inattendu ou incongru qui en relance le rythme (à l'exception de la scène du collier). Les autres séquences, plus courtes, se signalent également par un procédé destiné à renforcer l'impression de rapidité : il s'agit de coupes franches et brutales interrompant la logique d'une situation. Quelques exemples éclaireront ce procédé très simple.

Quand deux individus conversent, chacun attend que l'autre réagisse à ce qui vient d'être dit, et la conversation ne s'interrompt que lorsque l'on est certain que l'interlocuteur n'a plus rien à dire (sauf s'il y a un événement extérieur inattendu). Dans une discussion, on attend l'effet de nos paroles sur l'autre et l'on interrompt la conversation que lorsqu'on a apprécié cet effet.

Dans son film, Valdez coupe au contraire brutalement certaines séquences sans montrer l'effet produit par les dernières paroles prononcées et auquel s'attend spontanément le spectateur. Au début du film par exemple, Bob séduit Rosie, puis retrouve son frère qui paraît furieux (sans doute parce qu'il flirtait auparavant avec Rosie). Bob se rend compte de la fureur de Ritchie et lui demande : «je t'ai cassé ta baraque?» ce à quoi répond son frère, très méchamment : « Je croyais que tu avais changé » (sous-entendu : « Tu es toujours le même salaud ou...»). Ces paroles très dures devraient susciter une réaction chez Bob, qu'il se justifie, qu'il s'excuse ou au contraire, contre-attaque. Mais le réalisateur coupe après les propos de Ritchie et l'on passe au départ de la famille Valenzuela le lendemain matin. La situation est brutalement interrompue et une nouvelle séquence commence aussitôt.

Plusieurs fois, Valdez coupe après des paroles très fortes sans attendre l'effet produit par ces paroles qui résonnent alors dans la mémoire des spectateurs.

Quelques mois après leur déménagement, Rosie se retrouve seule avec Ritchie dans la cuisine de la maison familiale et elle se plaint que Bob est rarement là (commençant sans doute à regretter son choix amoureux). Puis ajoute que Ritchie, lui, passe beaucoup plus de temps à la maison; Ritchie réplique alors que Bob, c'est Bob, et « moi, je suis moi ». Ces paroles mettent un terme définitif à leur ancienne liaison (supposée), mais le réalisateur ne s'attarde pas sur l'impression produite par ces paroles et il nous fait assister , au contraire, de manière très significative, à la première rencontre de Ritchie et de Donna. Il en montre le moins possible, sans s'attarder, et enchaîne séquence sur séquence, en raccourcissant au maximum les propos échangés.


"moi, je suis moi" :
fin de la séquence

séquence suivante :
première rencontre entre Ritchie et Donna
la séquence en cours s'interrompt brutalement sur une réplique sans appel de Ritchie

La construction filmique déjoue continuellement les attentes du spectateur, confronté à des coupes brutales, à des événements inattendus, à des propos insolites.

Sur une même séquence, Valdez réussit ainsi à déjouer plusieurs fois de suite les prévisions du spectateur. Quand le producteur emmène Ritchie dans son studio d'enregistrement, il lui annonce qu'il l'engage comme chanteur, mais qu'il ne veut pas du groupe qui l'accompagne, trop mauvais. Ritchie est prêt à refuser, mais le producteur, après trois mots d'explication, lui donne à choisir : « Qu'est-ce qui est le plus important? tes copains ou ta musique? ». C'est ce qu'on appelle une question fermée où l'on doit choisir un des termes de l'alternative : l'un ou l'autre. Mais Ritchie, après s'être éloigné comme pour réfléchir un instant, répond à côté et réplique : « ma famille » (rappelant ainsi un de ses traits de caractère fondamentaux). Et Valdez coupe une nouvelle fois, sans attendre la réaction du producteur. Cet échange très bref surprend les attentes spontanées du spectateur (qui ont été induites par la situation ou le dialogue mis en scène), et le découpage sec interdit aux situations de s'éterniser.


« Qu'est-ce qui est le plus important?
tes copains ou ta musique? »
demande le producteur

« ma famille »
répond Ritchie
Ritchie trouve une échappatoire inattendue
à l'alternative posée par le producteur

Ce procédé de « coupe » n'intervient pas seulement à la fin des séquences : il peut également créer la surprise au début d'une scène (on parlera plutôt ici d'ellipse). Ainsi, vers le milieu du film, le père de Donna interdit à sa fille de continuer sa liaison avec Ritchie : celui-ci téléphone plusieurs fois, mais on refuse de lui passer Donna. Ritchie va alors frapper chez Donna et annonce à la famille de Donna que la rupture est définitive. La surprise est vive chez le spectateur qui s'attendait plutôt à ce que Ritchie force la porte de sa bien-aimée. Ici, Valdez a coupé tous les débats intérieurs de Ritchie, tout le cheminement mental qui l'a amené à renoncer à Donna plutôt qu'à continuer à s'obstiner. Il procède par ellipse imposant au spectateur, brutalement et sans prévenir, la décision imprévue qu'a prise Ritchie. De la même façon, plus tard, Bob et, par la même occasion, le spectateur trouveront Ritchie dans une cabane téléphonique en train de chanter sa nouvelle chanson à Donna à l'autre bout du fil, alors que précisément l'on croyait que tout était terminé entre eux : le réalisateur a encore une fois fait l'économie de développements plus longs et plus explicites.

Ces procédés (mélange d'intrigues, séquences contrastées, jeu sur les attentes des spectateurs, coupes brutales) échappent le plus souvent au spectateur qui s'attache à ce qui est dit ou montré et non à la manière dont c'est dit ou montré. Néanmoins, ces techniques produisent certainement des effets et plus particulièrement une impression de rapidité, de rythme et de fluidité de la narration.

Il est sans doute intéressant d'attirer l'attention des élèves sur ces phénomènes et de leur faire prendre ainsi conscience que ces choix esthétiques ne sont pas les seuls possibles et que tous les films ne fonctionnent pas selon les mêmes mécanismes, ni ne privilégient les mêmes effets : un film de Wenders, de Kurosawa, de Kubrick, ne vise pas d'abord la rapidité de la narration.

La Bamba, elle, s'est mise très légitimement au diapason du rock'n'roll.


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