Janvier 2017, Pateh Sabally se noie dans le Grand Canal de Venise, sous les yeux amusés ou vaguement irrités de centaines de passants. L’un d’eux filme l’instant et enregistre les invectives racistes qui accompagnent le dernier naufrage du jeune Gambien depuis le hors-champ. La vidéo fera le tour de la Toile. Partant de cette séquence, Jean-François Ravagnan s’attelle à la construction d’un autre hors-champ, pétri d’humanité celui-là : une mère, un père, un frère, restés au pays, qui continuent à vivre, dans la douleur
La question du visible est au cœur de La Dernière Rive dès les premières secondes du film. Après nous avoir confronté·es à la vidéo enregistrée depuis les abords du Grand Canal, Jean-François Ravagnan nous montre les lieux. On reconnaît Venise. Mais l’image reste floue. Le projet du documentaire est ainsi posé : regarder au-delà des images trop vues. Partant d’une Europe où voir le réel semble devenu si difficile, le film fait en effet le choix de s’éloigner pour reconstituer un hors-champ humain cette fois.
Mais plutôt que d’élucider les circonstances de la mort de Pateh, qui en rappellent tout autant la cause, Ravagnan nous ouvre les yeux sur ce que la vidéo n’a pas montré. Une mère, un père, un frère qui rappellent l’évidence : « Avec 200 personnes autour de lui, Pateh n’aurait pas dû se noyer. » À travers leurs paroles et leurs gestes, le réalisateur nous permet de percevoir progressivement ce qu’est l’absence, la difficulté de la raconter et de la fixer dans un film. La Dernière Rive s’inscrit ainsi dans une lignée de grands documentaires belges qui ont réussi avec les moyens propres au cinéma — montrer, ne pas montrer, faire entendre, offrir du
temps au silence — à déjouer l’invisibilisation de migrants condamnés par les images mortifères d’un panoptique mondialisé. On songe à De l’autre côté de Chantal Akerman, ou encore à Ailleurs, partout d’Isabelle Ingold et Vivianne Perelmuter. Les approches sont à chaque fois différentes. Mais ces documentaires forment un indispensable contrechamp à l’esprit de ce temps en instruisant inlassablement une commune question : que peut encore le documentaire dans un monde saturé en images d’inhumanité ?
JEREMY HAMERS, ULiège
Séance introduite par Sibylle Gioe, Présidente de la Ligue des droits humains, et suivie d’une rencontre avec Jean-François Ravagnan, réalisateur, et Olivier Ciarlan, psychologue clinicien et coordinateur de projet en santé mentale et migration
Dans le cadre du Cycle « Territoires secrets » et de POLITIK, Les rencontres internationales du film politique
Avec le soutien de Dérives, l’ULiège, ESA Saint-Luc Liège et Wallonie Image Production (WIP)
Places prochainement en vente en ligne et aux caisses de nos cinémas