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Extrait du dossier pédagogique
réalisé par les Grignoux et consacré au film
Platoon
d'Oliver Stone
USA, 1986, 2h00

Ce dossier, qui s'adresse aux enseignants et aux animateurs qui verront le film Platoon avec un jeune public (entre quinze et dix-huit ans), est composé de trois chapitres, le premier consacré à l'histoire de la guerre du Viêtnam, le second au film et le troisième à la représentation de la guerre dans les arts de fiction. Nous reproduisons ici son deuxième chapitre qui proposait une analyse originale du film.

Platoon, une analyse

Table des matières

La totalité du texte est reproduite sur cette page. Les différents liens renvoient à l'endroit exact de la page.

A. Un film réaliste

1. Vérité et fiction
2. Une volonté de témoigner
3. Des détails réalistes
4. Un antihéros
5. La part de la fiction

B. Le point de vue d'un fantassin

1. Un point de vue volontairement subjectif
2. Les sentiments d'un antihéros
3. Des moyens cinématographiques
a) Le recours à la parole
b) Un regard parallèle
c) Un montage affectif
d) L'organisation du scénario
4. L'élargissement du point de vue

A. Un film réaliste

La plupart des critiques ont souligné le caractère réaliste et véridique de Platoon : le film de Stone montre la guerre du Viêt-nam telle qu'elle a pu être vécue par de jeunes fantassins américains.

Cet aspect réaliste, qui fait la force essentielle de Platoon, doit cependant être analysé en profondeur pour comprendre ce qui distingue le film de Stone d'autres films comme Apocalypse Now ou Rambo II qui traitent aussi de la guerre du Viêt-nam, mais d'une tout autre manière.

Tous les spectateurs (surtout parmi les jeunes) ne seront pas prêts, en effet, à reconnaître le caractère véridique de Platoon, soit qu'ils jugeront que d'autres films (Apocalypse Now, ou même Rambo II) sont mieux faits, soit au contraire que rien ne distingue vraiment le film de Stone des autres films de guerre. Le réalisme, dont parlent la majorité des critiques (par exemple, Claude de Groulart, «Platoon si véridique hélas, dans l'horreur...», Le Soir, 10/4/1987), n'est pas immédiatement donné dans le film, mais doit être démontré en dehors de la vision du film.

1. Vérité et fiction

Platoon n'est pas un reportage pris sur le vif, mais un film de fiction: les personnages que nous voyons à l'écran sont des acteurs professionnels et la jungle qui est supposée être celle du Viêt-nam se situe en fait aux Philippines. Il y a donc dans Platoon une part irréductible de fiction, c'est-à-dire de non-vérité. Mais, en même temps, le film de Stone représente des faits, des événements, des choses, des décors qui ressemblent à ceux de la guerre du Viêt-nam. Le spectateur doit donc à chaque instant faire la part entre la vérité et la fiction: les sergents Barnes et Elias sont des personnages fictifs, mais les hélicoptères de Platoon sont les mêmes que ceux qui furent utilisés au Viêt-nam.

Comment s'opère alors concrètement ce partage ? Rien dans le film ne permet de distinguer le vrai du faux car tout y a le même degré de vérité (ou de fausseté): les blessures du jeune héros, Chris, ont la même réalité (ou absence de réalité) que les bombardements au napalm. Le partage entre la vérité et la fiction s'opère nécessairement grâce à un savoir extérieur au film: le spectateur compare Platoon avec ce qu'il sait de la guerre du Viêt-nam et, en fonction de ce savoir, il juge que tel détail est réaliste et tel autre non. Ceux qui ont vécu les années soixante peuvent ainsi reconnaître dans le film de Stone les mêmes uniformes, les mêmes armes, les mêmes appareils que ceux montrés par la télévision ou les reportages photographiques de l'époque. Beaucoup de spectateurs reconnaissent ainsi dans Platoon ce qu'ils ont vu ailleurs.

Mais tous les spectateurs ne possèdent pas le même savoir. Les plus jeunes notamment, qui n'ont pas connu cette période, risquent donc de ne pas pouvoir opérer le partage entre la vérité et la fiction, ou de l'opérer incorrectement. La séquence, dans Platoon, où les soldats américains détruisent un village vietnamien et massacrent certains de ses habitants, ne prend tout son sens que si l'on connaît la stratégie des hameaux fortifiés, utilisée à l'époque, ainsi que l'histoire des crimes de guerre commis par l'armée américaine notamment à My Lai (cf. le chapitre 1 de ce dossier consacré à l'histoire de la guerre du Viêt-nam [non-reproduit ici]). Cette différence de savoir chez les spectateurs explique d'ailleurs, pour une part, la diversité de leurs réactions: ceux qui ont vécu la guerre (les Américains, mais aussi les Vietnamiens) en particulier peuvent comparer Platoon avec les souvenirs de leur propre expérience (cf. Jean-Paul Chaillet, Première, n° 120, mars 1987). Encore une fois, on ne juge pas le film seulement en lui-même, mais en référence à un savoir, à une expérience extérieurs au film: sans cela, le film ne peut pas apparaître comme réaliste.

2. Une volonté de témoigner

Dans le rapport de Platoon à la réalité historique, les interviews données par Oliver Stone jouent ou ont joué un rôle essentiel. Le réalisateur américain a en effet participé comme fantassin à la guerre du Viêt-nam, et il a voulu rendre compte dans son film de son expérience personnelle. L'ambition de Stone est d'apporter un témoignage sur cette guerre et de réduire la fiction à une part secondaire et inessentielle: il ne s'agit pas d'utiliser le Viêt-nam comme un décor pour des aventures ou des exploits guerriers (comme c'est le cas dans Rambo II ou même dans Apocalypse Now), mais de reconstituer une situation et de faire partager au spectateur qui n'a pas connu cette situation les émotions et les réactions d'un jeune fantassin plongé dans la guerre.

Si Platoon paraît réaliste à la majorité des critiques, c'est donc d'abord parce qu'Oliver Stone est le garant de l'authenticité de son film. Les choix du cinéaste (filmer des scènes de nuit, choisir un héros jeune et un peu naïf, montrer les officiers comme des êtres distants et lointains...) s'expliquent par l'expérience personnelle du jeune Oliver Stone, fantassin dans la 25ème division postée sur la frontière cambodgienne.

(On trouvera des exemples d'interviews d'Oliver Stone notamment dans Le Vif/L'express du 13 au 19 mars 1987 ou dans les Cahiers du Cinéma, n° 3094, avril 1987.)

3. Des détails réalistes

Si l'on ne tient pas compte de cette volonté réaliste d'Oliver Stone, il est impossible de comprendre nombre de détails et de séquences du film. Il y a ainsi une série d'épisodes où il n'y a aucune action proprement militaire, mais qui ont pour but d'illustrer différentes facettes de la vie des soldats. Toute la seconde séquence, qui raconte une marche dans la forêt, illustre simplement les difficultés rencontrées par les fantassins sur le terrain: la chaleur, la fatigue, le poids des paquetages, la progression pénible dans la jungle, les piqûres douloureuses des fourmis... L'épisode de la fumerie au camp de base évoque une situation propre à la guerre du Viêt-nam, celle d'une certaine démoralisation des troupes américaines qui s'est traduite notamment par l'usage de drogues, et dessine en même temps les liens d'amitié (ou d'hostilité) s'établissant entre les soldats.

De tels épisodes n'apparaîtraient sans doute pas dans un film de guerre ou d'aventures classique, car ils ne contribuent en rien à la progression de l'action et ont pour seul but de décrire une atmosphère, c'est-à-dire l'ensemble des facettes de la situation de guerre. Interviews et articles critiques jouent donc un rôle essentiel d'accompagnement du film, car ils orientent correctement la réception du film: le spectateur ne doit pas s'attendre au récit d'aventures ou d'exploits de guerriers (sinon il sera déçu), mais à une description minutieuse de la vie militaire.

Stone refuse d'ailleurs le côté spectaculaire de nombreux films de guerre (Rambo II, Apocalypse Now), car cet aspect spectaculaire nuirait à son intention réaliste et il introduit des séquences délibérément prosaïques, grotesques et non violentes, comme la vidange des W.C. De la même façon, même si Platoon peut paraître violent, Stone affirme qu'il en a effacé les aspects les plus sanglants, sans doute pour ne pas tomber dans un cinéma spectaculaire comme celui des films d'horreur, qui serait immédiatement perçu comme fictif: la violence dans Platoon doit rester crédible et ne pas donner au spectateur l'impression d'une complaisance gratuite pour les images sanglantes (cf. interview dans les Cahiers du Cinéma, n° 3094, avril 1987).

Cette volonté explique également le caractère très fragmenté du film: il n'y a pas d'action continue, pas ou peu de progression dramatique. Chaque séquence est une facette qui décrit un aspect de l'expérience militaire d'une jeune recrue américaine, et s'ajoute aux précédentes sans former véritablement une histoire linéaire: il y a la marche dans la jungle, puis l'embuscade de nuit, puis la vie au camp de base, puis la découverte d'un bunker ennemi et le ratissage d'un village vietnamien, puis l'accrochage sanglant avec les troupes communistes, et enfin l'assaut final de nuit et la déroute des soldats américains. Toutes les situations différentes qu'a pu vivre un jeune fantassin américain au Viêt-nam ont été transposées dans le film de Stone, comme autant de fragments que seul le personnage du jeune Chris permet de relier les uns aux autres. Une histoire se dessinera, mais très tardivement et très progressivement, dans l'affrontement des deux sergents Barnes et Elias (cf. paragraphe 5).

L'analyse minutieuse d'une séquence permet de préciser comment fonctionne cette volonté réaliste dans le déroulement concret du film. La troisième séquence (après la marche dans la jungle) montre la vie au camp de base américain où l'on voit notamment Chris Taylor, fatigué, en train de creuser un trou ou une tranchée. Succèdent ensuite une série de plans fixes (sans mouvement de caméra) très courts sur les gestes des soldats: Taylor remplit un sac de terre, un G.I. pose du linge sur une corde, un autre tend un piège avec une mine, une patrouille, dont on ne voit que les souliers soulevant la poussière, rentre au camp (c'est du moins ce que peut deviner le spectateur), un type vu de dos se rhabille après avoir uriné, Taylor, à nouveau (en gros plan) crache sans doute la poussière qu'il a avalée, etc. Ces quelques plans, dont l'ensemble dure à peine quelques dizaines de secondes, ne contribuent en rien à la progression de l'action et se suivent de manière syncopée, heurtée, sans qu'il y ait entre eux de lien très net ou très cohérent (comme le serait la présence d'un même personnage): leur seul but est de montrer, en quelques vues très brèves, la vie quotidienne des soldats et l'ennui ou le sentiment d'absurdité qui s'en dégage (comme le confirme Taylor en voix off [1]). Dans un film d'action, de tels plans seraient inutiles et constitueraient un moment creux dans l'histoire, mais dans un film qui se veut réaliste, ils ont pour fonction de rappeler que la vie militaire est faite justement d'inaction, de gestes quotidiens et insignifiants, de travaux souvent pénibles qui n'ont pourtant rien de «guerrier».

4. Un antihéros

Le film de Stone, s'il veut d'abord décrire la situation de guerre, montre néanmoins de manière privilégiée, dans toutes ses séquences, un même personnage, le jeune Chris Taylor (cf. la notion de point de vue, développée plus loin: paragraphe B). Ce personnage, qui est évidemment fictif même s'il présente de multiples analogies avec la jeune recrue, Oliver Stone parti au Viêt-nam en 1967 (comme l'indiquent les interviews du réalisateur), est néanmoins «fabriqué» de manière à servir le projet réaliste du film. Deux traits essentiels le caractérisent.

Il s'agit d'abord d'un personnage relativement commun qui ne se distingue pas par des qualités exceptionnelles, ni par des actions extraordinaires. Rien ne le différencie de manière radicale des soldats qui l'entourent, ni un courage supérieur à la moyenne, ni une force physique ou de caractère surprenante, ni des exploits militaires remarquables. C'est un soldat parmi d'autres, qui a pour seule caractéristique importante d'avoir survécu à la guerre: des deux «bleus» qui apparaissent au début du film à la descente d'avion, Gardner et Taylor, un seul, le second, sauvera sa peau et pourra donc raconter son expérience de la guerre du Viêt-nam.

D'autre part, le jeune Chris Taylor, même s'il est présent dans toutes les séquences, n'est pas le centre de la représentation cinématographique: Stone ne veut pas raconter les actions de Taylor, il s'en sert seulement comme d'un témoin qui regarde (et montre au spectateur) la guerre, beaucoup plus qu'il n'y participe de manière héroïque ou spectaculaire. Il ne s'agit pas de vanter ou de glorifier un héros, mais de montrer, à travers un personnage, les différentes facettes de la guerre: Taylor s'évanouit pendant la marche dans la jungle, Taylor s'endort avant l'embuscade, Taylor s'épuise à creuser un trou, Taylor assiste, sans oser réagir, aux exactions de Barnes dans un village vietnamien, Taylor attend l'attaque des Viêtcongs et se retrouve bombardé par le napalm des avions de sa propre armée. Il subit donc les événements plus qu'il ne les provoque ou les maîtrise: c'est un patient beaucoup plus qu'un agent [2]; c'est un individu dépassé par la situation où il est plongé, et non un héros solitaire plus fort que le monde ou les ennemis qui l'entourent. Le réalisme voulu par Stone implique que Platoon décrive la situation de guerre où se trouve plongé Taylor, beaucoup plus que les actes d'un héros.

Ce statut d'«antihéros» de Chris Taylor apparaît clairement si l'on compare Platoon à d'autres films de guerre ou d'action.

Le plus souvent, le spectateur ne sait pas ce que Taylor va faire ou doit faire: il n'a pas de mission à accomplir, de but à atteindre, d'exploit à réaliser. Il réagit à des situations (attaque, agression, embuscade...) qu'il n'a pas provoquées. Par contre, dans la plupart des films d'action (Apocalypse Now, Douze salopards, Rambo II...), le héros a un but explicite et il doit simplement surmonter des obstacles pour y parvenir: il poursuit un objectif, il doit accomplir une mission, détruire un pont ou un fortin ennemi, échapper à l'ennemi ou faire évader un prisonnier... Dans ce genre de fiction, la «mission» donne une cohérence à tout le film, alors que Platoon présente des séquences syncopées sans qu'un but général ne relie l'ensemble: chaque séquence du film de Stone est brute et présente une «tranche de vie» souvent séparée de la suivante par une grande ellipse de temps (parfois plusieurs mois).

Autre caractéristique importante: Stone ne sélectionne pas les gestes, les événements, les séquences en fonction de leur importance, mais en fonction de leur caractère représentatif de la vie des soldats. Dans un film de guerre classique, par exemple une reconstitution historique (comme Un pont trop loin ou La bataille de Midway), le réalisateur montre les gestes décisifs, ceux qui ont décidé du sort de la bataille ou qui font avancer l'action: le général qui donne ses ordres ou la section qui monte à l'assaut du point stratégique... Dans Platoon, il n'en va pas ainsi. La caméra suit préférentiellement Chris Taylor, mais le spectateur ne pourra jamais décider si les actes du personnage ont influé de manière décisive sur l'issue de la bataille. Ce n'est pas un héros, seulement un soldat parmi d'autres, qui a participé à des combats sans y avoir joué un rôle central ou déterminant. Plus largement même, le spectateur sera incapable de deviner s'il a assisté à une victoire ou à une défaite militaire des Américains (alors que, dans un film de guerre «classique», il est toujours possible de conclure si le héros a réussi ou échoué dans sa mission, ou si la bataille fut ou non une victoire pour le camp du héros). Autrement dit, Oliver Stone s'en tient à la reconstitution minutieuse de l'expérience brute d'un jeune fantassin (cf. paragraphe suivant: partie B), et refuse de dépasser ce niveau, empêchant le spectateur de comprendre l'ensemble de la situation, c'est-à-dire les enjeux et le déroulement général des combats.

5. La part de la fiction

Malgré sa volonté de réalisme, Platoon reste un film de fiction. Il ne s'agit pas d'un reportage pris sur le vif, mais d'une reconstitution cinématographique, interprétée par des acteurs professionnels qui «jouent» la guerre, mais n'y participent pas réellement. Cette part fictive paraît cependant inessentielle, au moins au début du film. Les premières séquences montrent des images de la guerre (la marche dans la forêt, l'embuscade de nuit, la vie au camp...), mais ne construisent pas une histoire continue, un récit où la fiction serait centrale: à ce moment, le film n'essaie pas d'intéresser le spectateur au destin particulier des personnages, mais plutôt de traduire une ambiance, de recréer un climat, de faire partager des sensations ou des émotions que les fantassins américains engagés au Viêt-nam ont réellement éprouvées à cette époque-là (si l'on en croit les interviews de Stone ou des vétérans). Ces séquences recréent des situations qui se sont sans doute répétées de nombreuses fois pendant la guerre du Viêt-nam: que le détail de ces séquences soit fictif (c'est-à-dire que Chris Taylor n'ait jamais existé, qu'aucun soldat appelé Gardner n'ait été tué de cette façon-là) importe peu. Ces détails de la fiction sont secondaires par rapport à l'ambiance, aux sentiments éprouvés par les soldats, à la reconstitution des différents types de situation de guerre.

Par contre, à partir de la seconde moitié du film environ, la fiction occupe une place de plus en plus importante et mobilise l'attention du spectateur: le conflit entre les deux sergents, Barnes et Elias, conflit où Taylor jouera à son tour un rôle décisif, crée des attentes chez le spectateur qui s'interroge sur l'issue de cette lutte fratricide. Cette histoire particulière entre des personnages éminemment fictifs ne peut pas être reçue comme véridique, ni prétendre représenter une situation typique de la guerre du Viêt-nam: c'est au contraire son caractère exceptionnel et singulier, anecdotique même, qui suscite l'intérêt du spectateur. De cette histoire-là, le spectateur ne connaît pas l'issue, alors qu'il sait bien comment s'est terminée la guerre du Viêt-nam. La fiction grandissante n'élimine cependant pas la part du témoignage qui reste fort importante: l'intervention brutale et meurtrière dans le village vietnamien, l'embuscade tendue par les Nord-Viêtnamiens, l'assaut final constituent des séquences fortement réalistes, largement représentatives (on peut du moins le supposer) de la guerre du Viêt-nam.

Par ailleurs, Oliver Stone donne une fonction particulière à la part proprement fictive. L'anecdote ne vaut pas en effet en elle-même: que Barnes tue Elias puis que Taylor tue Barnes, ou que les choses se passent autrement n'a pas beaucoup d'importance. Ce conflit entre les deux sergents n'intéresse Stone que parce qu'il est significatif d'une situation plus générale. Sans doute, les sous-officiers de l'armée américaine au Viêt-nam ne se sont pas entre-tués entre eux (l'anecdote n'a donc pas de valeur réaliste), mais, comme le dit Taylor à la fin du film, l'assassinat d'Elias ne faisait que porter à l'extrême des divisions qui régnaient à l'intérieur même des Etats-Unis et de leur armée: «l'ennemi» n'était pas seulement extérieur, il était aussi en eux. La fiction dans Platoon a donc pour Stone une valeur «philosophique» et explicative: à travers cette anecdote, le réalisateur essaie de comprendre et de montrer pourquoi les Américains ont échoué au Viêt-nam.

La part fictive n'a donc pas, comme dans la plupart des films d'aventures, un rôle distrayant, mais représente un thème de réflexion pour le spectateur, notamment américain: il ne s'agit pas de «fuir» la réalité au profit d'un univers fictif, mais au contraire de réfléchir sur une réalité précise, la première défaite de l'armée américaine. On comprend ainsi l'importance qu'un film comme Platoon a prise aux Etats-Unis et les discussions qu'il a pu susciter. Ce thème de la guerre civile («l'ennemi était en nous») ne constitue cependant plus un témoignage brut comme l'étaient les premières séquences de marche dans la jungle ou d'embuscade pendant la nuit: il s'agit d'une interprétation personnelle d'Oliver Stone des causes de la défaite, sur base d'une histoire fictive (le conflit entre les deux sergents). Cet aspect du film prête dès lors à discussion et constitue, pour certains critiques, un des points faibles du film (cf. l'article de Serge Daney dans Libération du 27 mars, 1987).

B. Le point de vue d'un fantassin

Qu'un film ait une intention réaliste ne signifie pas qu'il soit vrai ni objectif. Dans la mesure où un film comme Platoon contient une part irréductible de fiction, la vérité à laquelle il peut prétendre sera toujours partielle et incertaine. Partielle puisque cette vérité est mêlée d'imagination (Chris Taylor n'a jamais existé, même si certains soldats ont pu lui ressembler); incertaine parce que le film ne nous dit pas où est le vrai, où est le faux, ni ne précise quelle est la portée de son réalisme: Platoon décrit l'expérience de jeunes fantassins américains en 1968 près de la frontière cambodgienne, mais cette expérience vaut-elle pour tous les soldats engagés au Viêt-nam, pour tous les lieux et pour tous les moments de cette guerre ? Même si Oliver Stone s'est inspiré de sa propre histoire, le spectateur peut difficilement décider si le film représente un cas particulier ou traduit au contraire une situation générale: ici aussi, il faut recourir à des témoignages extérieurs pour apprécier la portée du réalisme dans un film de fiction.

Par ailleurs, la vérité (partielle, incertaine) à laquelle peut prétendre Platoon ne se confond pas avec l'objectivité. Stone centre son film autour d'un personnage, Chris Taylor, dont il adopte le point de vue, mais les événements qui sont racontés ont pu être vécus de manière très différente par d'autres personnes dont nous ne saurons rien. Après avoir souligné le caractère réaliste de Platoon, il convient donc d'analyser son parti pris subjectif.

1. Un point de vue volontairement subjectif

Le but avoué d'Oliver Stone était de traduire son expérience personnelle de la guerre du Viêt-nam, c'est-à-dire ce qu'il avait vécu, mais aussi ce qu'il avait ressenti, pensé ou éprouvé. Il s'agissait donc pour lui de faire coïncider son point de vue d'auteur de film avec le point de vue de son personnage central, Chris Taylor. Platoon se distinguera alors des films où le spectateur connaît le point de vue des différents personnages. Dans les reconstitutions historiques comme Le jour le plus long, La bataille de Midway ou Un pont trop loin, la caméra montre successivement le quartier général des alliés, puis celui des Allemands ou des Japonais, passe ensuite les troupes en revue, les soldats qui se préparent à l'assaut et ceux qui sont prêts à se défendre, revient alors au quartier général allié où la situation évolue, etc.: le spectateur a ainsi une vue d'ensemble de la situation et il en sait plus que chacun des participants à la bataille, pris isolément.

Dans Platoon, par contre, le parti pris volontairement subjectif du réalisateur lui interdit de représenter d'autres personnages que Chris Taylor et les membres de sa section. Le spectateur ne fera qu'entr'apercevoir les soldats Nord-Viêtnamiens dont le point de vue (stratégique ou simplement humain) restera totalement méconnu: comme Chris Taylor, le spectateur sera incapable de prévoir les mouvements ou les actions de cet «ennemi» impénétrable et caché. Mais même les officiers supérieurs américains, auxquels obéit en définitive la section de Taylor, n'apparaissent jamais devant la caméra: dans ce cas aussi, la caméra reste fidèle au point de vue d'un simple soldat qui n'a que très rarement l'occasion de voir son colonel ou son général (cf. interview de Stone dans Starfix, n° 47, avril 1987).

2. Les sentiments d'un antihéros

Le parti pris subjectif ne sera cependant sensible au spectateur que si le point de vue adopté est un point de vue étroitement limité : en effet, si le réalisateur centrait son film sur un héros omniscient, connaissant le terrain, les forces en présence et les mouvements de l'ennemi, la caméra, à son tour, deviendrait omnisciente et le spectateur n'aurait pas l'impression d'un point de vue subjectif, c'est-à-dire partiel. Dans un film comme Rambo II, par exemple, le héros est non seulement doté d'une force surhumaine, mais il est également capable de deviner les moindres mouvements de l'ennemi, sans se faire lui-même repérer: un tel héros en sait plus que tous les autres personnages réunis, et le spectateur, à sa suite, «domine» (imaginairement) la situation sans jamais ressentir des insuffisances ou des limitations dans son savoir (c'est-à-dire dans les informations que lui livre le film).

Pour que le parti pris subjectif du réalisateur soit sensible, il faut donc que le point de vue adopté soit celui d'un antihéros, quelqu'un dont le savoir est insuffisant ou déformé: Chris Taylor ne sait pas où est l'ennemi, ni ce qu'il va faire, ni quand il apparaîtra. Il lui manque des informations essentielles à sa propre survie et, comme lui, le spectateur est sensible à ce manque, à cette incertitude inscrite au coeur même de l'action: quand Taylor se retrouve en embuscade nocturne au milieu de la jungle, le spectateur ne sait pas plus que lui ce qui va arriver, ni ce que le personnage devrait faire, ni comment réagiront les soldats ennemis.

Le film opère ainsi des restrictions dans les informations qu'il délivre, restrictions qui rendent le spectateur sensible au parti pris subjectif du réalisateur: en choisissant un personnage qui subit les événements ou qui y réagit beaucoup plus qu'il ne les domine (cf. ci-dessus, partie A, 4), Oliver Stone rend le manque de savoir de ce personnage particulièrement crucial, puisque son sort dépend précisément d'événements (les attaques ennemies) qu'il ne connaît pas et ne peut deviner.

En plus de cette restriction du point de vue, le film essaie de rendre compte des sentiments, des pensées et des émotions du personnage: pour Stone, il ne s'agit pas seulement de montrer un héros agissant, mais aussi, et surtout, de traduire l'intériorité cachée du jeune Taylor. Alors que, dans la plupart des films de guerre, l'attention du spectateur est centrée sur les gestes et les événements extérieurs, il découvre ici les états d'âme successifs de Chris Taylor qui s'ennuie, a peur, ne comprend plus pourquoi il est venu là, se révolte contre les agissements de Barnes et prend enfin conscience des déchirements provoqués par cette guerre. Le film décrit une évolution morale, et pratiquement toutes les séquences rendent compte d'une étape différente de cette évolution (au lieu de montrer un héros toujours pareil à lui-même).

3. Des moyens cinématographiques

Pour rendre compte d'un point de vue subjectif et pour traduire l'intériorité du personnage, Oliver Stone, cinéaste, ne disposait pas des mêmes moyens qu'un romancier ou un dramaturge. Un écrivain peut rapporter entre guillemets les pensées de son héros ou décrire avec des mots ce que le personnage voit ou ressent. Le cinéma, par contre, montre le personnage «de l'extérieur» et paraît donc peu apte à traduire un point de vue subjectif: le spectateur voit des gestes, des actions, des événements, mais il ne peut pas percevoir directement des sentiments, des pensées ou des émotions. Comment Oliver Stone procède-t-il alors pour rendre le spectateur sensible à ces aspects subjectifs ?

a) Le recours à la parole

Le procédé le plus simple pour faire connaître les sentiments d'un personnage consiste à rapporter ses paroles et à le laisser exprimer ses émotions: le dialogue entre Taylor et King, avant la dernière bataille (à laquelle King ne participera pas puisqu'il vient d'être démobilisé) nous révèle ainsi le désarroi du jeune Chris qui perd, selon son copain, les pédales, à force de «fumer trop d'herbe». Ainsi encore, dans les combats qui suivront, Taylor hurlera «Merde, que c'est beau», trahissant le plaisir paradoxal qu'il trouve, à certains moments, dans ce déchaînement de violence.

Cette utilisation du dialogue pour révéler les sentiments d'un personnage n'a cependant rien de spécifiquement cinématographique et reste très parcimonieuse dans un film qui se veut essentiellement visuel et qui refuse les facilités du «bavardage» théâtral. Le cinéma connaît cependant une technique particulière d'utilisation de la parole, qui n'a sans doute pas d'équivalent en littérature: la voix-off, c'est-à-dire la voix d'un personnage qui n'apparaît pas sur l'écran en train de parler. Dans Platoon, le spectateur entend ainsi à plusieurs reprises des extraits de lettres que Taylor adresse à sa grand-mère et où il exprime ses sentiments ou ses réflexions. On remarquera cependant que le réalisateur recourt avec économie à la voix-off: ce n'est qu'à la troisième séquence (après l'arrivée en avion et après la marche dans la jungle) que l'on entend pour la première fois un extrait d'une lettre de Taylor, où il exprime sa fatigue et sa désillusion, tandis qu'on le voit muet en train de creuser un trou individuel au camp de base. Cette voix-off ne se fera d'ailleurs entendre qu'au début ou à la fin des séquences, c'est-à-dire dans les moments «creux» où il n'y a pas ou peu d'action: avant l'embuscade nocturne dans la jungle, avant la découverte d'un blockhaus vietnamien à la frontière cambodgienne (c'est-à-dire juste après une grande ellipse temporelle), à l'arrivée au village vietnamien, avant et après la dernière bataille, etc.

b) Un regard parallèle

A côté de cette utilisation de la bande-son, le réalisateur dispose de techniques visuelles qui lui permettent de rendre compte du point de vue de son personnage principal. Si, le plus souvent, celui-ci est devant la caméra, c'est-à-dire qu'il est vu de l'extérieur, cette caméra adopte néanmoins à certains moments une position qui se confond avec le regard de Taylor: le viseur du cameraman s'identifie alors avec l'oeil du personnage. Lors de l'embuscade nocturne dans la jungle, Taylor saisit un tube d'intensification de lumière qui lui permet d'observer les alentours plongés dans l'obscurité: aussitôt après, la caméra nous montre ce que voit Taylor, c'est-à-dire la jungle devenue artificiellement lumineuse.

Une telle identification des points de vue ne peut cependant pas être constante car lorsque la caméra est «subjective» (quand son viseur se confond avec l'oeil du personnage), le spectateur ne voit plus le personnage agir et ne peut donc plus comprendre l'action en cours (alors que le personnage, disposant de ses cinq sens, «sait» évidemment ce qu'il est en train de faire). La caméra ne peut donc pas se contenter de montrer ce que voit le personnage; elle doit aussi montrer le personnage en train de voir et d'agir. Stone cinéaste proposera alors de préférence au spectateur des images «mi-subjectives»: la caméra «ne se confond pas avec le personnage, elle n'est pas non plus en dehors, elle est avec lui»[3]; le spectateur voit le personnage et découvre, en même temps que lui, ce qu'il est en train de voir.

Quelques exemples très simples permettent de comprendre comment Stone nous rend sensibles au point de vue de Taylor. Dans la première séquence du film, nous voyons Taylor sortir du ventre d'un avion de transport et s'avancer sur la piste avec ses compagnons: il est donc vu de l'extérieur. Puis un de ses compagnons fait un signe en direction de quelque chose qui n'apparaît pas sur l'écran; Taylor tourne la tête et, aussitôt après, la caméra nous montre ce qui était désigné: des cadavres enveloppés dans des sacs en plastique. La caméra opère donc un mouvement symétrique à celui de Taylor qui tourne la tête pour apercevoir ce que son compagnon veut lui montrer: le spectateur découvre les événements en même temps que le personnage, même si son point de vue ne se confond pas exactement avec celui de Taylor.

Le procédé est identique quand on voit, dans la jungle, Taylor debout qui regarde soudain à ses pieds et qui découvre un serpent se faufilant entre ses bottines: la caméra opère un mouvement parallèle et, partant du visage de Taylor, s'abaisse vers ses pieds en montrant au spectateur surpris le serpent qui se glisse et puis s'éloigne.

Le procédé est parfois plus complexe. Au début de la séquence où les Américains découvrent puis explorent un bunker nord-viêtnamien, on voit Taylor s'avancer en éclaireur, suivi immédiatement par le sergent Barnes: celui-ci chuchote soudain «bunker», et Taylor, dont le regard erre un peu, demande «où ?». Le réalisateur opère alors un brutal changement de plan (une «coupe franche», où l'on passe sans transition d'un plan à l'autre) et l'on voit, à travers la meurtrière du bunker nord-viêtnamien, Taylor de face et, légèrement en retrait, le sergent: l'effet est saisissant car on se rend compte que les soldats américains étaient à deux pas du retranchement ennemi, sans pourtant l'apercevoir. La caméra nous montre donc paradoxalement Taylor du point de vue de l'ennemi (qui heureusement pour lui est absent), mais la caméra n'adopte ce point de vue qu'au moment où Taylor lui-même se rend compte qu'il est dans le champ de tir d'une meurtrière: autrement dit, le montage de Stone permet de traduire le moment de panique qui envahit le personnage lorsqu'il se rend compte qu'il s'est exposé inconsciemment au feu de l'ennemi.

Le procédé est identique lors de l'embuscade nocturne dans la jungle quand Taylor voit les soldats nord-viêtnamiens s'avancer vers lui. Le réalisateur opère alors un brutal changement de plan et la caméra s'approche de Taylor, comme si elle adoptait le point de vue d'un soldat ennemi en marche. Ceux-ci, pourtant, sont encore trop loin pour apercevoir Taylor (sinon ils tireraient), mais le mouvement de la caméra, qui va «chercher» le personnage tapi dans la jungle, traduit bien le sentiment de panique qui l'envahit quand il se sent découvert, ou qu'il sent qu'il va être découvert par l'ennemi.

c) Un montage affectif

Les exemples précédents montrent bien que le point de vue subjectif de Taylor apparaît moins dans les plans eux-mêmes que dans l'organisation des plans, dans ce qu'on appelle en termes de cinéma le montage. C'est au niveau de la construction des séquences ou des scènes que le réalisateur peut le mieux traduire les sentiments ou les réflexions de son personnage.

Le montage, avec ses moyens spécifiques, va faire éprouver au spectateur des émotions semblables à celles de Taylor plongé au milieu de la guerre. Au début des séquences de bataille, par exemple (l'embuscade de nuit, le dernier assaut des nord-viêtnamiens), le cinéaste utilise des plans généraux et moyens, relativement longs et le plus souvent fixes: le spectateur a donc le temps de détailler et de comprendre ce qui est montré, ainsi que l'ensemble de la situation. Par contre, quand la bataille commence, les gros plans se multiplient, la caméra bouge tout le temps et la durée des plans devient parfois extrêmement brève: à ce moment, le spectateur ne reçoit plus que des informations partielles, ne comprend plus ce qui se passe et se retrouve fortement «secoué» par le rythme et le mouvement des images. Même si nous n'éprouvons pas exactement les mêmes sensations que Taylor (celui-ci ne voit pas «en gros plans» et il n'y a rien dans sa perception qui équivaille à des «coupes franches»), le changement de rythme dans le montage nous fait participer aux émotions violentes du personnage et nous plonge dans le feu de l'action.

Non seulement le montage montre les événements sous un certain jour, mais il sélectionne aussi les choses à montrer. Lorsque le sergent Barnes prend en otage une fillette dans le village vietnamien et menace de l'exécuter devant son père, Stone insère, dans cette séquence, une série de gros plans sur le visage des différents soldats américains: certains paraissent perplexes, sinon réticents comme Taylor; d'autres, furieux, semblent approuver Barnes. Par contre, il n'y a aucun gros plan sur les villageois qui n'apparaissent qu'en groupe à l'arrière-plan. Autrement dit, le montage intéresse le spectateur aux réactions des soldats américains, mais néglige totalement les réactions des civils vietnamiens. Le film rend compte d'un point de vue privilégié, celui d'une section de l'armée américaine, et plus particulièrement d'un soldat, Taylor.

d) L'organisation du scénario

Enfin, l'organisation et les trouvailles du scénario permettent également de manifester le point de vue de Taylor ainsi que le rétrécissement de champ qu'entraîne l'adoption d'un tel point de vue. Le rétrécissement le plus net dans le scénario consiste à ne montrer que des séquences se déroulant au Viêt-Nam: le début du film coïncide avec l'arrivée du «bleu» au Viêt-Nam, et la fin avec son départ après sa blessure. Autrement dit, le film ne nous offre qu'un seul point de vue, celui des soldats en guerre: ce que pouvaient penser des Américains restés au pays, ou ce qu'imaginaient ces soldats avant la guerre, nous ne le saurons jamais. Nous n'aurons qu'une seule image de la guerre, et aucun point de comparaison qui nous permette de relativiser ou de mettre à distance cette image.

Plongés brutalement dans la guerre, nous éprouverons à plusieurs moments, comme Taylor, l'étroitesse et les limitations de son point de vue de simple fantassin. Lors des derniers combats, par exemple, le réalisateur nous fait assister au dialogue entre le capitaine de la section et un opérateur radio d'une autre section attaquée par l'ennemi: mais, au lieu de nous montrer l'un et puis l'autre des correspondants, le film s'attache uniquement au capitaine qui entend la voix de l'opérateur radio et qui ne voit donc pas ce qui se passe à l'autre bout du fil. Comme lui, le spectateur ressentira, avec inquiétude, cette restriction d'informations qui l'empêche de connaître les événements dramatiques qui se déroulent là-bas.

«L'astuce» du scénario consiste, dans ce cas comme dans d'autres, à délivrer au spectateur des informations qui sont immédiatement ressenties comme insuffisantes: comme les soldats, on sait certaines choses, mais trop peu. Après avoir retrouvé Manny torturé et assassiné, les Américains découvrent, dans le village vietnamien, des armes et des munitions: mais ces armes ne constituent pas une preuve de culpabilité et le comportement de Barnes et de certains de ses hommes sera criminel. Cette vengeance est illégitime et le spectateur ne saura pas plus que les soldats qui est responsable de la mort de Manny. La guerre reste, pour eux comme pour nous, le lieu de l'incertitude: on ne sait pas qui est l'ennemi, ni où il est, ni quand il apparaîtra.

La dernière séquence est particulièrement habile dans l'art de distiller les informations insuffisantes. Au début de cette séquence, un soldat américain affirme qu'on a retrouvé sur un prisonnier les plans du camp et de ses défenses. Ensuite, Red demande à Barnes une permission (qui lui est refusée) et répète: «J'ai un mauvais pressentiment». Le spectateur devine que les combats vont être violents, mais il ne peut pas en savoir plus. Comme les soldats, il est en situation d'attente et d'incertitude. Enfin, juste avant le début des combats, un soldat américain paniqué se précipite dans le retranchement de Taylor: il affirme que sa position a été enlevée par l'ennemi, puis il s'enfuit vers l'arrière. A ce moment, l'incertitude est totale, et l'angoisse maximale: le spectateur, comme Taylor, comme les soldats, sait qu'il va y avoir une bataille, mais il est totalement incapable d'en deviner l'ampleur, la violence et surtout l'issue.

4. L'élargissement du point de vue

On remarquera, pour terminer, qu'il y a un certain élargissement dans le point de vue adopté. Au début du film, la caméra suit fidèlement Taylor qui apparaît d'ailleurs comme relativement isolé dans sa section. Par la suite, le point de vue s'élargira au fur et à mesure que Taylor s'intégrera au groupe. Dans la dernière séquence, la caméra montrera ce que Taylor ne peut pas voir, c'est-à-dire ce qui se passe aux différents endroits du camp retranché. A ce moment, le point de vue n'est plus celui d'un sujet individuel (Taylor), mais celui d'un sujet collectif (la section), ce qui justifie le titre du film (puisque Platoon désigne une section en anglais). Ce point de vue élargi se définit pourtant encore par l'exclusion d'autres points de vue, celui des Nord-Viêtnamiens ou des officiers supérieurs, ou encore des civils américains: le spectateur reste avec quelques fantassins américains plongés dans la guerre du Viêt-nam, au milieu de la jungle près de la frontière cambodgienne...


1. Voix off : voix dont la source sonore n'apparaît pas à l'écran. Ici, il s'agit d'une lettre écrite par Taylor à sa grand-mère, lettre où il explique son désenchantement.

2. Selon la terminologie de Claude Bremond, Logique du récit, Paris, Seuil.

3. Gilles Deleuze, L'image-mouvement. Paris, Minuit, 1983, p. 106.


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