À la lisière du documentaire et de l’expérimental, ce magnifique essai poétique et hypnotique révèle, par un travail sidérant sur l’image et la voix, le destin d’un jeune migrant tout en questionnant la perte d’identité
Un jeune homme dans une chambre, quelque part en Angleterre. Sur l’écran d’un ordinateur, des images des quatre coins du monde. On traverse les frontières en un clic tandis que le récit d’un autre voyage nous parvient par bribes, à travers des textos, des chats, des conversations téléphoniques, l’interrogatoire d’un office d’immigration. C’est le voyage de Shahin, un jeune Iranien qui fuit seul son pays.
En utilisant uniquement des images de vidéosurveillance, cette proposition de cinéma très singulière et stimulante n’est ni totalement un documentaire ni vraiment une fiction. C’est un projet hybride, sensoriel, qui recourt à des plans déshumanisés (en tout cas, impersonnels) pour mieux mettre en évidence la parole. Un projet expérimental et social en même temps, un pur film de cinéma au plus proche de la condition humaine. Tout cette réflexion artistique aboutit à un étrange mélange de rêve et de réalité pour raconter le monde dans lequel nous vivons et qui produit des situations extrêmes et dangereuses pour des milliers et des milliers d’êtres qui ne demandent pourtant pas grand-chose, simplement pouvoir être accueillis dignement après avoir pris tous les risques en fuyant des pays dans lesquels ils ne se sentaient plus en sécurité. À un moment du film, une voix off évoque Shahin : « Il dit : une nouvelle vie viendra bientôt, une vie normale ». Cette phrase révèle le contraste entre la beauté de ce qu’elle sous-entend (l’espoir) et la dureté de ce qui, concrètement, se joue pour les migrants lors de leur fuite. Un peu après, la voix off de Shahin récite cette fois l’interrogatoire subi à son arrivée en Europe, après son voyage depuis l’Iran.
Les deux réalisatrices réussissent le tour de force de construire une dramaturgie prenante tout en se donnant beaucoup de liberté formelle et en questionnant la notion de la représentation. Comment raconter le récit des migrants ? Que montrer ? Quelles images utiliser ? Comment se distinguer du flux médiatique ? Les cinéastes maximalisent la puissance de la voix pour révéler respectueusement l’intime et la souffrance. Les images, essentiellement nocturnes, sont souvent retravaillées jusqu’à l’abstraction. Comme un battement de cœur, le rythme, lui, s’accélère, ralentit, ne reste jamais le même sur un temps long. Cette matière visuelle malaxée et repensée cohabite avec ces voix off émouvantes, ce qui crée quelque chose de très organique, là où l’on aurait pu craindre un film-laboratoire sans âme. Ailleurs, partout est bien cette proposition de cinéma essentielle qui met en lumière de façon si originale et touchante le questionnement intime d’un jeune migrant solitaire, car décroché de sa terre natale et de ses racines familiales.
NICOLAS BRUYELLE, les Grignoux