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Une animation proposée par les Grignoux
et consacrée au film
Sœur Sourire
de Stijn Coninx
Belgique, 2009, 2h04


L'analyse proposée ici s'adresse à des animateurs qui verront le film Sœur Sourire avec un large public dans le cadre de l'animation permanente et qui souhaitent approfondir avec les spectateurs le travail de mise en scène cinématographique. Il s'agira en particulier de mieux comprendre comment certaines contraintes de «genre» — ici, le «biopic» — influent sur la réalisation d'un film comme Sœur Sourire.

Le film

En 1963, une chanson au rythme entraînant "Dominique-nique-nique" va se répandre sur les ondes des radios internationales et transformer son auteur et interprète, Sœur Sourire, en un star inattendue et éphémère. Après avoir vendu plus de deux millions de disques en 1963, Jeanine Deckers, alias Sœur Sourire, ne connaîtra plus jamais le succès et va peu à peu s'enfoncer dans la spirale de l'échec.

Le réalisateur belge Stijn Coninx n'a pas voulu relancer le mythe, ni le briser, mais il a plutôt cherché à dresser un portrait nuancé de cette jeune fille qui, dans le climat contraignant des années 50, va se rebeller au nom d'une soif d'idéal que ses proches en particulier ne peuvent comprendre. Mais le cinéaste montre aussi comment cette jeune femme éprise de liberté va se retrouver piégée par les choix malencontreux qu'elle-même a posés.

Ainsi, le film, qui pourrait paraître daté, pose des questions qui sont toujours d'actualité, qu'il s'agisse des choix de vie qui s'ouvrent à l'adolescence, de l'idéalisme de la jeunesse ou encore du phénomène des stars médiatiques, qui surgissent et disparaissent tout aussi rapidement.

On remarquera que ce film est centré sur le parcours individuel de son personnage et ne comporte ni apologie ni mise en cause du fait religieux. Il pourra donc être abordé avec un large public, quelles que soient ses convictions religieuses ou philosophiques.

On proposera ici une réflexion — à mener avec les spectateurs — sur un aspect important du film, à savoir la recréation par la fiction cinématographique de la biographie d'un individu célèbre. Ce genre — le "biopic" — est aujourd'hui largement représenté au cinéma comme à la télévision , et il pose notamment la question du partage entre la vérité et la fiction. En soulignant ainsi la part du travail créatif du réalisateur, on espère amener les participants à une mailleure compréhension de la différence entre la réalité et sa représentation médiatique.

La mise en scène cinématographique: quelques choix de réalisation

Jusqu'à la scène finale — celle où Jeannine et Annie vivent leur dernière journée avant de se donner la mort —, l'action du film de Stijn Coninx se déroule dans le courant des années soixante, plus exactement entre 1959 et 1967. C'est l'époque des golden sixties, caractérisée tout à la fois par un taux de croissance important et même un véritable boom économique, une amélioration générale du niveau de vie favorisant le développement de la «société de consommation», l'essor des loisirs et du tourisme ainsi que, sur le plan socioculturel, l'émancipation des jeunes et des femmes notamment grâce à la diffusion de la pilule contraceptive, l'essor des médias et l'apparition du star-système, la contestation des formes classiques de l'autorité et un climat de revendications diverses (ouvrières, estudiantines…), l'ouverture de l'Église avec Vatican II ou encore, sur le plan politique, la décolonisation en particulier du Congo belge.

Même si Sœur Sourire offre une reconstitution plutôt fidèle de l'environnement où Jeannine Deckers a évolué lorsqu'elle était une jeune adulte, le réalisateur n'évoque pourtant que très peu dans son film les différentes mutations qui caractérisent la société de l'époque. L'univers qu'il décrit est un univers circonscrit et relativement sclérosé, qui ne permet guère de prendre la mesure de l'influence qu'ont éventuellement pu avoir sur les choix de Jeannine les facteurs sociaux, économiques ou culturels de l'époque[1].

Plus qu'une approche de type sociologique ou sociohistorique, Stijn Coninx utilise plutôt la forme du «biopic» — pour biographical picture — pour éclairer le parcours de Sœur Sourire. Le biopic est un terme utilisé pour désigner un film de fiction dont le sujet est la biographie d'une personne qui a réellement existé. Contrairement à un film historique, où le destin des personnages dépend en grande partie des événements et du contexte de son époque — qu'il convient dès lors de restituer de la manière la plus complète et la plus fidèle possible —, ceux-ci restent, dans le biopic, subordonnés au récit biographique.

Ainsi la représentation, beaucoup moins contraignante, offre à l'acteur principal et au réalisateur de plus grandes possibilités d'interprétation dans l'éclairage qu'ils jettent sur le personnage et son histoire. L'intrigue se focalise généralement sur les moments les plus déterminants de sa vie, ce qui permet le développement des caractéristiques d'un film à succès: rebondissements, suspense, alternance de moments heureux et malheureux, évolution vers un climax, développement de la psychologie du personnage avec, comme conséquence principale, la création de liens empathiques plus ou moins forts entre ce personnage et les spectateurs du film.

Pour chaque «biopic» se pose par conséquent la question de savoir si le film est conforme à la vie du personnage évoqué ou s'il s'en écarte dans une perspective plus subjective. Lorsqu'il choisit de raconter la biographie d'un individu célèbre, le réalisateur doit faire un compromis entre l'histoire telle qu'elle s'est passée (ou plus précisément telle qu'elle a été conservée dans les documents et témoignages) et sa propre «vision» du personnage, mais aussi entre l'image que le public a conservé de la personnalité mise en scène et l'interprétation (peut-être fort éloignée) que le cinéaste veut en donner. Par ailleurs, on peut encore dire de manière très générale que le «biopic» est un genre étroitement lié au star-système dans la mesure où l'acteur qui incarne le personnage célèbre est généralement lui-même une personnalité déjà connue et appréciée du public.

En optant pour la forme du «biopic», Stijn Coninx privilégie donc une approche plus «subjective» du personnage au détriment du contexte historique général (social, politique…) en effectuant au moins deux choix importants: le choix de la fiction et celui d'une actrice spécifique pour incarner son rôle. Nous suggérons maintenant de nous attacher à ces deux caractéristiques.

Pratiquement

L'activité sera réalisée de préférence en petits groupes de deux ou trois participants, qui réfléchiront à une question de mise en scène.

Au préalable, les participants pourront prendre connaissance d'un extrait d'interview (voir l'encadré ci-dessous) où Stijn Coninx explique pourquoi il a choisi la fiction pour évoquer le parcours de Sœur Sourire et Cécile de France pour incarner son personnage. Une première discussion en grand groupe autour de ce texte permettra à chacun de s'exprimer sur ces options de base et de définir les priorités du cinéaste qu'elles mettent en évidence. Ceci nous semble en effet une bonne entrée en matière avant d'ouvrir la phase d'analyse.

Stijn Coninx: un extrait d'interview

«Le côté historique m'intéresse beaucoup comme base. Si la base n'est pas intéressante, il n'y a pas de raison de faire un film. Mais la différence, c'est que dans un documentaire, on se rapproche du sujet, donc cela ne sert à rien de changer la réalité. On peut avoir un point de vue, mais c'est tout. Dans la fiction, on peut aller plus loin qu'avec le seul côté historique. Si j'avais suivi l'histoire de Sœur Sourire à fond, les gens se seraient ennuyés, j'en suis sûr. […] Ce qu'on attend d'une fiction, c'est l'histoire, et d'être lié au personnage. Il faut que le caractère soit intéressant. C'est pour ça que Cécile de France était tellement importante, parce que c'est une comédienne formidable, avec un caractère très fort, et ça se sent dans le personnage. Quand je regarde les images d'archives, mon avis est que Sœur Sourire n'est pas très attractive. Si j'avais dû faire un casting [un casting désigne l'opération (parfois fort longue) consistant à choisir un acteur susceptible d'interpréter un rôle déterminé.], je ne l'aurais jamais prise pour jouer son propre rôle.»

Dans la perspective définie, invitons ensuite chaque participant à choisir un thème parmi ceux que nous proposons ci-dessous, thèmes qui amèneront naturellement les participants à s'intéresser à la structure du film et à différents choix d'adaptation (sur le plan du scénario, des détails de mise en scène…). Formons ensuite les petits groupes sur base des affinités, de façon à motiver et à rentabiliser la réflexion, en laissant éventuellement de côté les sujets qui n'intéressent personne.

On remarquera que les questions posées ne demandent pas d'initiation spécifique au «langage cinématographique» et que le participants peuvent y répondre en se basant sur leurs souvenirs de la projection.

Quelques éléments de mise en scène...

  1. La fiction est encadrée par un prologue — Jeannine monte sur scène, rappelée par un public enthousiaste — et un épilogue: Françoise est devenue missionnaire en Afrique. Quels sont le sens et la fonction de ces courtes scènes qui encadrent la fiction?
  2. À trois reprises, un carton portant une date apparaît à l'écran: juillet 1959, juste après le prologue, décembre 1964, quand la télévision américaine s'installe à Fichermont, et novembre 1967, dans la dernière partie, lorsque Jeannine arrive à Montréal.
    Si ces événements authentiques sont situés dans le temps avec exactitude (du moins en ce qui concerne les années indiquées), aucune date n'accompagne les images de son suicide avec Annie, qui intervient très peu de temps après dans le récit construit par Stijn Coninx. Or cet événement a bien eu lieu mais en mars 1985, soit une vingtaine d'années plus tard. Qu'est-ce que cette longue ellipse révèle sur le plan des intentions du réalisateur?
  3. Plusieurs scènes vues au début du film trouvent un écho plus tard:
    Jeannine fait une partie de football avec les scouts / … puis au couvent, avec les Sœurs;
    Jeannine rencontre le prêtre du village avant de se rendre à Fichermont / … puis après l'échec de sa tournée canadienne;
    Jeannine laisse une lettre pour Françoise en quittant le domicile familial / … puis juste avant son suicide;
    À plusieurs reprises dans le film, il pleut à seaux: une première fois lors de la partie de football entre les scouts / … puis lorsque Jeannine, agenouillée à côté de la statue de Saint-Dominique, subit une punition pour avoir contré les ordres de la maîtresse des novices / … et enfin lors de la séquence qui montre les Sœurs entrant par erreur dans un commerce d'électroménagers.
    Qu'est-ce que ces répétitions apportent au film en termes d'équilibre? d'évolution? de sens?
  4. Le réalisateur a intégré à la population du couvent un personnage énigmatique — la Doyenne, interprétée par Tsilla Chelton — qui feint d'être sourde et qui ne parle pas. Pourquoi avoir introduit ce personnage mutique? Quel rôle, à la fois effectif et symbolique, tient-il dans le film?
  5. La dernière séquence du film, qui met en scène la dernière journée de Jeannine et d'Annie, est muette; elle se déroule sur les paroles et l'air d'une chanson composée par Jeannine: «Avec toi, je veux partir toute la vie sur les routes du monde entier…». Elle n'appartient donc pas au même registre que l'ensemble du film. Pourquoi ce choix d'un fond musical?

Commentaires

Il est difficile, dans un film comme Sœur Sourire, de distinguer ce qui appartient à l'histoire authentique (surtout si, comme spectateur, on ne la connaît pas avec précision) et ce qui relève proprement de la fiction, c'est-à-dire de l'imagination créatrice du réalisateur (ou de son scénariste). Dans le cadre d'une approche du travail de mise en scène, il paraît donc moins intéressant de faire un inventaire méticuleux des événements conservés, oubliés ou transformés par le réalisateur, que de focaliser l'analyse sur son intention générale et la façon dont elle se traduit dans le film.

Voici donc quelques commentaires (dans els encadrés ci-dessous) que l'on peut tirer des exercices d'interprétation proposés. Ici aussi, on pourra utiliser ces commentaires — si les participants éprouvent des difficultés à réaliser l'exercice proposé — en les répartissant entre des petits groupes qui liront silencieusement le commentaire qui leur aura été remis. Après discussion, les participants seront invités à exposer avec leurs propres mots aux autres participants leur analyse des différentes scènes.

On insistera cependant sur le fait que les interprétations proposées dans ces encadrés sont pour une part hypothétiques, même si elles ont aussi une certaine vraisemblance: en matière de cinéma comme d'ailleurs de littérature, l'interprétation des choix créatifs ne peut pas en effet s'appuyer sur des codes (comme ceux de la langue), mais seulement des vraisemblances générales (d'ordre psychologique, philosophique, artistique…) que l'on peut maîtriser progressivement notamment par la fréquentation d'œuvres cinématographiques et littéraires mais qui ne peuvent pas prétendre à une validité de type «scientifique». Cela explique qu'il n'y a pas de méthode d'analyse de la mise en scène mais seulement des modèles ou des exemples de telles analyses (comme celles proposées ci-après), qui emportent plus ou moins la conviction ou suscitent au contraire le scepticisme…

On remarquera enfin que l'analyse du cinéma passe nécessairement par l'expression verbale et/ou écrite: dans une perspective pédagogique, il est sans doute vain d'opposer «le langage de l'image» à celui de «l'écrit» alors que les deux ne peuvent fonctionner l'un sans l'autre. Un peu paradoxalement, l'on peut dire que, pour bien «voir» un film, il faut aussi savoir bien «lire» (par exemple une critique de cinéma bien argumentée)…

1. Prologue/Épilogue

La fiction est encadrée par un prologue — Jeannine monte sur scène, rappelée par un public enthousiaste — et un épilogue: Françoise est devenue missionnaire en Afrique. Quels sont le sens et la fonction de ces courtes scènes qui encadrent la fiction?

Le prologue montre un extrait d'une scène qui intervient beaucoup plus tard dans le film: vêtue d'une robe blanche, maquillée, fébrile, Jeannine fume une cigarette avant de remonter sur scène, rappelée par un public enthousiaste. Elle va chanter «La Pilule d'or». En arrière-plan sonore, on entend une version instrumentale de «Dominique». Aucun détail n'indique qu'elle se trouve à Montréal à ce moment-là, et rien dans son apparence ou dans son attitude ne rappelle le personnage attendu de la célèbre religieuse. La séquence est bientôt coupée alors qu'on voit Jeannine entrer sur scène de dos, et le film passe, après une courte transition*, à une partie de football à laquelle elle participe avec les scouts en 1959. On comprend alors que le réalisateur revient en arrière et que le film va nous raconter l'histoire de cette femme.

Sur le plan narratif, cette courte scène, qui extrait un moment de gloire hors de son contexte particulièrement dramatique, laisse présager un parcours en forme d'ascension, dont on peut imaginer que ce succès public représente un moment d'apothéose. Mais au fil du film, cette ouverture optimiste va progressivement se révéler être un leurre puisque l'existence de l'héroïne va finalement apparaître comme une suite de choix malencontreux et d'épreuves malheureuses.

L'épilogue montre quant à lui une scène complètement détachée du film: Françoise travaille dans une mission en Afrique, où elle s'occupe d'enfants. On entend en off le contenu de la lettre que lui a laissée Jeannine. Cet épisode — le seul inventé de toutes pièces par le réalisateur — n'a aucune fonction utile sur le plan du récit biographique. Sur le plan narratif, par contre, on peut dire qu'il apporte un prolongement plutôt optimiste à la fin tragique du film et qu'en cela, il aide en quelque sorte le spectateur à prendre un peu de recul après une dernière scène très forte sur le plan émotionnel. Éloigné dans le temps et dans l'espace, cet épilogue en forme d'hommage instaure ainsi une distance salutaire par rapport à une histoire dramatique.

Ces deux épisodes importants d'ouverture et de clôture qui n'apportent rien en termes de récit biographique — l'un sera répété et l'autre est purement fictionnel — indiquent bien que l'intention du réalisateur est plus de dramatiser cette histoire authentique, notamment en jouant avec les attentes et les émotions du spectateur, que d'en rendre fidèlement compte à la manière documentaire.


* Un fondu enchaîné permet en fait de passer de l'image de Jeannine de dos à Montréal à celle de Sœur Sourire que l'on s'apprête à photographier également de dos devant une surface blanche (pour la pochette de son futur disque). Mais cette image un peu énigmatique et fort brève (dont on aura l'explication plus tard) laisse rapidement la place à la partie de football qui dure beaucoup plus longtemps. Le détail du montage ne peut apparaître qu'à une seconde vision ou lors d'une lecture DVD, mais tout le monde se souvient sans doute facilement de l'enchaînement Montréal/football, même si l'image intermédiaire est facilement oubliée.


2. Déséquilibre narratif

À trois reprises, un carton portant une date apparaît à l'écran: juillet 1959, juste après le prologue, décembre 1964, quand la télévision américaine s'installe à Fichermont, et novembre 1967, dans la dernière partie, lorsque Jeannine arrive à Montréal.
Si ces événements authentiques sont situés dans le temps avec exactitude (du moins en ce qui concerne les années indiquées), aucune date n'accompagne les images de son suicide avec Annie, qui intervient très peu de temps après dans le récit construit par Stijn Coninx. Or cet événement a bien eu lieu mais en mars 1985, soit une vingtaine d'années plus tard. Qu'est-ce que cette longue ellipse révèle sur le plan des intentions du réalisateur?

Le film de Stijn Coninx est parsemé de dates historiquement correctes, qui s'échelonnent entre 1959 et 1967. Ces indications, qui apparaissent à trois reprises à gauche en bas de l'écran sur les images pour désigner des moments décisifs de la vie de Sœur Sourire, ont tendance à authentifier l'histoire qui nous est montrée. Or si nous ne connaissons pas cette histoire, nous avons l'impression en voyant le film que Jeannine Deckers se suicide très peu de temps après l'échec de sa tournée canadienne, d'autant plus que les images de cette dernière scène ne sont assorties d'aucune mention temporelle. Il faut bien connaître son parcours pour savoir qu'en réalité entre ces deux épisodes, près d'une vingtaine d'années s'écoulent. Dix-huit ans sont ainsi résumés en deux courtes scènes — la visite de Jeannine au prêtre et son retour auprès d'Annie — alors que tout le reste du film s'attarde sur huit années seulement.

Ce choix de réalisation est évidemment délibéré et tout à fait légitime dans le cadre d'une fiction, ce qui ne serait pas le cas dans un documentaire portant de la même façon sur la vie de Sœur Sourire. Il révèle de la part de Stijn Coninx une intention claire de mettre l'accent sur une période de questionnements et de choix plus que sur la déchéance physique et psychologique à laquelle l'ont menée, entre autres, ses difficultés financières.

Ainsi on peut dire que, par ce choix narratif, le réalisateur s'écarte d'une transcription complète et équilibrée de la biographie de Jeannine pour privilégier de façon subjective une période au détriment d'une autre et en donner par là une version purement personnelle.


3. Points de suture narrative

Plusieurs scènes vues au début du film trouvent un écho plus tard…
Qu'est-ce que ces répétitions apportent au film en termes d'équilibre? d'évolution? de sens?

De manière générale d'abord, on peut dire que toutes les répétitions et les analogies citées apportent une certaine cohésion à l'ensemble du film. Elles établissent en effet un lien entre des moments éloignés l'un de l'autre (pour la plupart, entre le début et la fin), tissant une trame qui donne à l'ensemble une apparence «bien ficelée».

Mais au-delà de simples marques formelles équilibrantes sur le plan de la structure générale, les analogies relevées permettent de suggérer certaines interprétations.

 

Jeannine fait une partie de football avec les scouts / … puis au couvent, avec les Sœurs.

La première de ces deux scènes ouvre le film. C'est une scène très importante dans la mesure où Jeannine est montrée sous une apparence très masculine: alors que toutes les autres filles jouent en chemise brune, elle porte quant à elle un maillot de corps blanc (un singlet comme on dit en Belgique) pareil à celui des garçons. C'est aussi au cours de cette partie que nous faisons connaissance d'Annie et que nous sommes témoins des premiers troubles entre les deux filles.

Lorsque la partie de football se répète au couvent, opposant cette fois deux équipes de Sœurs, la première scène et le climat ambigu qui s'en dégageait nous reviennent en mémoire, nous permettant de prendre la mesure de tout ce qui a changé: les vêtements légers ont fait place à un lourd costume, comme si l'habit représentait maintenant une sorte de protection, de rempart contre les troubles émotionnels liés à la proximité charnelle.

Sur le plan de l'interprétation, on peut imaginer que le réalisateur attribue en partie la démarche d'entrer dans les ordres comme un refoulement du désir et de la sexualité qui affleurait lors du contact entre les deux jeunes filles au cours de la première scène du film.

 

Jeannine rencontre le prêtre du village avant de se rendre à Fichermont / … puis après l'échec de sa tournée canadienne.

En ce qui concerne la première de ces deux scènes, il est symptomatique que la rencontre avec le prêtre se déroule alors que Jeannine est attendue pour le dîner par toute la famille et par Pierre, son futur mari désigné comme tel par sa mère. C'est non seulement les contraintes morales et un avenir tout tracé qu'elle fuit à ce moment-là mais également un rapprochement, une union qui semble également la mettre mal à l'aise.

La seconde scène où elle va trouver le prêtre a des accents tout différents. En effet, ce ne sont plus des conseils mais bien des comptes que Jeannine vient lui demander. On se souvient qu'au départ, il lui avait suggéré de faire comme lui, autrement dit, de suivre son intuition, et c'est ce qu'elle est venue lui reprocher: elle a suivi son intuition mais ça ne l'a menée qu'à une suite d'échecs. Elle se plaint du manque d'amour mais le prêtre lui demande du tac au tac ce qui l'empêche d'aimer. Jeannine reste alors interdite car elle n'a rien à répondre. La scène qui suit montre ses retrouvailles avec Annie et, dans ce moment pourtant silencieux, nous sentons qu'un déclic s'est soudain produit, qu'elle a enfin accepté l'amour d'Annie et ses propres sentiments à l'égard de son amie d'enfance.

Ainsi dans les deux cas, bien que le prêtre ne soit aucunement responsable de ce qui lui arrive, on remarque que les entretiens qu'il a eus avec Jeannine se trouvent à l'origine de grandes décisions: fuir sa sexualité en rentrant au couvent au début, et l'accepter en retournant vers Annie à la fin, comme si tout ce qui s'était passé entre ces deux moments-là n'était qu'une longue parenthèse. Le prêtre apparaît donc dans le film comme un personnage profondément influent, voire indirectement responsable de ses choix, alors qu'il n'a probablement joué personnellement qu'un rôle mineur dans la destinée de Jeannine.

 

Jeannine laisse une lettre pour Françoise en quittant le domicile familial / … puis juste avant son suicide.

Comme les situations évoquées dans le commentaire précédent, les deux événements — l'entrée de Jeannine au couvent et son suicide — qui justifient un courrier destiné à Françoise prennent place au début et à la toute fin du film. Bien que le fait d'écrire à une cousine soit un geste banal en soi, ce sont ici les circonstances de leur rédaction qui sont particulièrement exceptionnelles.

Or dans les deux cas, c'est pourtant sur la lettre censée expliquer ces circonstances que le réalisateur met l'accent en filmant en gros plan l'enveloppe fermée et adressée à Françoise, la première étant glissée à l'intérieur de son lit et la seconde posée sur la cheminée de la pièce vidée par les huissiers.

Sur le plan de l'interprétation, on peut imaginer que Stijn Coninx a souhaité par cette répétition mettre en relief l'attachement qui existait entre les deux cousines. Alors que le contenu de la première lettre ne sera pas dévoilé au spectateur (même si on peut facilement l'imaginer), le contenu de la seconde, débité en voix off sur les images d'épilogue, débute par ces mots «Je suis partie avec Annie dans l'amour et la paix…», comme si cet amour ne pouvait s'exprimer que de manière posthume et désincarnée, sur le ton de la confidence. Dans les deux cas, Jeannine s'adresse à Françoise de manière différée, comme incapable d'affronter en direct son regard et sa réaction. Ces deux gros plans des lettres fermées qui lui sont adressées à des années d'intervalle, semblent ainsi se répondre d'un bout à l'autre du film pour mettre en évidence toute une vie marquée par des problèmes de communication.

 

À plusieurs reprises dans le film, il pleut à seaux: une première fois lors de la partie de football entre les scouts / … puis lorsque Jeannine, agenouillée à côté de la statue de Saint-Dominique, subit une punition pour avoir contré les ordres de la maîtresse des novices / … et enfin lors de la séquence qui montre les Sœurs entrant par erreur dans un commerce d'électroménagers.

Le making of du film indique que les scènes de forte pluie ne résultent pas de circonstances accidentelles survenues en cours de tournage. Au contraire, les averses, perçues comme autant de coups du sort dans le film, ont été produites artificiellement, témoignant du fait que le réalisateur a bien été animé d'une intention particulière en effectuant ce choix climatique.

Il ne s'agissait certainement pas d'un souci d'authenticité dans la reconstitution historique puisque qu'un tel détail «météorologique» a fort peu de chances d'apparaître dans une biographie véridique. Aussi ce motif répété de la pluie doit nous suggérer d'autres hypothèses quant aux intentions du cinéaste.

En tant qu'événement soudain «tombant du ciel», à l'improviste, l'averse induit une perturbation, un changement de rythme et/ou d'une rupture de l'action en cours. D'autre part, alors qu'une éclaircie est souvent un signe positif d'espoir et d'ouverture nouvelle, les connotations attachées à la pluie sont généralement négatives en termes d'ambiance: l'horizon bouché peut ainsi illustrer un état d'âme ou des circonstances particulièrement sombres et désespérées. En plus de l'idée de destin ou de fatalité, la pluie au cinéma est donc aussi souvent liée à des circonstances ou événements désagréables.

On peut donc penser que, dans le contexte du film de Stijn Coninx, ce motif récurrent de la pluie rappelle de façon «imagée», concrète, presque charnelle (quand elle éclabousse les corps des joueurs de football), les choix soudains, inattendus et souvent malencontreux qui ponctuent l'existence de Jeannine. Par ailleurs, en reprenant les situations une par une, on peut voir les averses comme autant de signes avant-coureurs de la «douche froide» qui accompagnera les événements importants de sa vie: son premier contact «accidentel» avec Annie sur le sol rendu glissant par la pluie et ses difficultés à reconnaître, accepter et vivre son homosexualité; son entrée dans les ordres et ses difficultés à en accepter les règles et enfin, l'enregistrement de son premier disque et la signature d'un contrat pernicieux avec la firme Philips.

Mais d'autres interprétations sont possibles. Ainsi par exemple, on pourrait envisager chaque averse apparemment intempestive comme une version laïcisée de rappels à l'ordre «divin» face aux principales tentations qui se présentent à Jeannine dans ces trois circonstances: la tentation homosexuelle, la tentation de la désobéissance et la tentation de la gloire.


4. Le silence

Le réalisateur a intégré à la population du couvent un personnage énigmatique — la Doyenne, interprétée par Tsilla Chelton — qui feint d'être sourde et qui ne parle pas. Pourquoi avoir introduit ce personnage mutique? Quel rôle, à la fois effectif et symbolique, tient-il dans le film?

Dans un premier temps, on peut dire que le personnage de la Doyenne incarné par Tsilla Chelton personnifie l'univers du couvent, soumis à la règle du silence. Elle communique essentiellement par le geste et le regard, et pour le spectateur ou Jeannine, qui ne la connaissent pas au départ, ce qu'elle exprime en termes d'information mais aussi en termes d'humeur ou de jugement reste souvent énigmatique. Ainsi par exemple, lors du premier entretien de la jeune fille avec la Mère Supérieure et la maîtresse des novices, elle est présente et «participe» à la conversation à sa manière, en exhibant de son sac divers objets et des photos d'un air interrogateur, amenant Jeannine à se justifier.

Après qu'elle a expliqué pourquoi ses parents ne l'ont pas accompagnée — ils sont croyants mais ils n'acceptent pas son choix — la Mère Supérieure inscrit quelques mots sur un bout de papier qu'elle tend à la Doyenne. Après l'avoir lu, celle-ci en fait une boulette en jetant un regard à Jeannine qui, comme nous, se révèle incapable d'interpréter son geste. En effet, nous ne savons ni ne saurons jamais ce qui y était inscrit, les traits de la vieille dame restant relativement impénétrables.

Pendant un certain temps, la Doyenne va se contenter d'observer le comportement de Jeannine, mais petit à petit, son visage va se teinter de bienveillance, et l'on sent qu'une relation d'affection et de complicité est en train de naître entre les deux femmes. Ainsi lors de la fête organisée à l'occasion du prononcé des vœux, c'est la vieille dame, attentive à la déception de Jeannine de ne pas avoir reçu la visite de sa famille, qui vient vers elle pour la réconforter après le départ de Pierre.

Peu de temps après, la surprise est grande de l'entendre fredonner l'air de «Dominique», révélant ainsi aux Sœurs Luc-Gabriel et Christine que sa surdité n'est en réalité qu'un subterfuge imaginé pour ne pas avoir à entrer dans des débats qui ne l'intéressent pas: «J'entends ce que je veux bien!», confie-t-elle aux deux jeunes filles interloquées. On peut imaginer que ce sont plusieurs années de silence qui sont ainsi rompues et, avec lui, l'isolement volontaire d'une personne âgée sans autre refuge que sa propre forteresse intérieure. Si le silence est une règle difficile à respecter surtout pour une novice comme Jeannine, il peut donc représenter aussi un moyen de se protéger des relations sociales lorsque celles-ci deviennent pesantes ou contraignantes.

On peut sans doute conclure ici qu'en introduisant dans l'univers du couvent un personnage plus ou moins énigmatique qui a choisi de s'exprimer de manière non verbale, le réalisateur Stijn Coninx a souhaité attirer l'attention sur l'absence ou les difficultés de communication qui rappellent celles que Jeannine éprouvait au sein de sa famille («De quoi on peut parler ici?», avait-elle répondu à son père qui venait de lui demander pourquoi elle n'avait rien dit à propos de son départ). Dénigrée par sa mère à chaque fois qu'elle s'était exprimée, elle avait en effet choisi de la même façon de rester«sourde» à ses remarques cinglantes et désormais muette sur ses projets personnels. Comme les lettres fermées adressées à Françoise, le personnage mutique de la Doyenne participent ainsi à la construction d'un univers de non communication.


5. La musique

La dernière séquence du film, qui met en scène la dernière journée de Jeannine et d'Annie, est muette; elle se déroule sur les paroles et l'air d'une chanson composée par Jeannine: «Avec toi, je veux partir toute la vie sur les routes du monde entier…». Elle n'appartient donc pas au même registre que l'ensemble du film. Pourquoi ce choix d'un fond musical?

La dernière séquence du film s'ouvre sur la visite d'un huissier et l'accueil enthousiaste que lui réservent Annie et Jeannine. Après leur avoir remis une citation à comparaître, il s'en va, et l'on découvre un intérieur vide. Assises à même le sol, elles sont en train de brûler un tas de factures impayées. Elles prennent ensuite un bain ensemble, et Jeannine montre à sa compagne comment jouer de la guitare. Installées sur le balcon face au jardin, elles prennent un cocktail de médicaments mélangés à de l'alcool dans un climat d'euphorie, après quoi elles répartissent les objets qui leur restent en les attribuant en héritage aux personnes qui comptent pour elles. La séquence se déroule sans paroles, sur un fond musical qui nous donne à entendre une composition originale de Jeannine.

Dans le contexte de la scène, on peut imaginer que ce morceau qui s'intitule «Avec toi» et parle de départ pour «toute la vie» a été composé pour la circonstance. Or les paroles s'adressent à Dieu. Par une telle association — les paroles d'une chanson s'adressant Dieu et les images de deux femmes amoureuses en train de se donner la mort —, le réalisateur parvient à allier de façon très subtile des notions explicitement incompatibles: la foi, l'homosexualité et le suicide, ces deux pratiques étant fermement condamnées par l'Église catholique.

Mais cette scène muette est aussi construite sur un autre contraste, qui relève cette fois non plus des valeurs mais plutôt de la tonalité générale: le bonheur enfin trouvé s'affichant sur les visages apaisés et s'exprimant de manière non verbale dans les attitudes des deux femmes tranche ainsi violemment avec la mort tragique et imminente qu'elles se préparent à rencontrer.

L'absence de paroles et la musique d'accompagnement qui envahit tout le champ sonore maintiennent à ce moment-là le spectateur à distance, un peu comme si les deux femmes étaient déjà dans une sorte d'au-delà de la réalité, définitivement inaccessibles et repliées sur un univers où une nouvelle fois, la communication ne peut passer que par d'autres canaux que les mots.

De tout le film, cette scène est donc la seule qui ne contient aucun dialogue, où la puissance d'évocation passe seulement par les images et le rapport inédit qu'elles entretiennent avec la musique extérieure à l'univers de la fiction (même si, bien sûr, le morceau entendu a été effectivement composé par Sœur Sourire et qu'il n'est donc pas totalement étranger à son histoire; il faut simplement souligner que la musique qui accompagne cette dernière scène ne trouve pas sa source dans l'univers montré à l'écran). Ce statut particulier résulte d'un choix de réalisation à l'origine d'une grande intensité dramatique, elle-même à la source d'effets troublants sur le plan émotionnel.


Pour ne pas conclure: deux images contrastées de Cécile de France dans Sœur Sourire

Voici enfin (ci-dessous) deux images significatives d'un travail de mise en scène cinématographique qui porte plus particulièrement sur le choix des costumes ainsi que sur les attitudes des acteurs.

D'un côté, l'habit religieux donne une apparence anonyme au personnage qui ressemble à toutes les autres Sœurs portant le même habit, mais cet anonymat (relatif) contraste avec l'intérêt que lui portent tous les étudiants qui l'entourent. En outre, dans ce contexte universitaire, l'habit est perçu comme plus ou moins exceptionnel, étrange et remarquable: Jeannine Deckers, «Sœur Sourire», est devenu un «personnage» qui attire l'attention. A contrario, on peut penser que, sans cet habit, son succès aurait été moindre dans les médias et dans le public. Le sourire, la tête haute mais également son aisance à s'exprimer (qui n'apparaît évidement pas sur cette image) témoignent alors de l'assurance de la jeune femme.

Sur l'autre photo, on remarque par contraste l'attention qu'elle a portée au choix de ses vêtements, de sa coiffure et même d'accessoires comme les lunettes (même si ce type est aujourd'hui passé de mode). Il y a incontestablement un souci d'élégance qu'on retrouve même dans la manière de tenir la cigarette. Un peu paradoxalement cependant, le personnage est devenu plus banal, presque anonyme: c'est une jeune femme, sans doute jolie et élégante, mais qui n'a plus rien d'exceptionnel. Des centaines d'autres jeunes femmes devaient lui ressembler à cette époque. Le contexte général souligne alors cet anonymat (relatif): elle est attablée seule alors que son manager téléphone à l'arrière-plan. Et, cette fois, le visage de la jeune femme est fermé, les bras sont repliés, resserrés, le regard baissé, presque égaré, comme si elle était tournée vers elle-même, sans aucune ouverture au monde environnant.


1. Même si ces réalités apparaissent ponctuellement dans le film sous forme d'indices. On assiste ainsi à une allocution du pape Jean XXIII à la télévision, double signe d'une ouverture de l'église ainsi que de l'impact médiatique dû à la récente pénétration du téléviseur dans les foyers; Jeannine accompagne à la guitare les morceaux d'Elvis Presley qu'elle écoute dans sa chambre, référence cette fois au star-système qui se met en place à l'époque et dont on pourra observer une autre composante plus tard, lorsque les Sœurs croisent chez Philips des vedettes entourées d'un groupe de fans ou encore lorsque la télévision américaine débarque à Fichermont pour un reportage; les missions évangéliques implantées au Congo sont évoquées à plusieurs reprises sans que soit faite cependant la moindre allusion à la décolonisation et à la toute récente indépendance du pays (1960).

 

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