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Une analyse proposée par les Grignoux
et consacrée au film
Nos patriotes
de Gabriel Le Bomin
France, 2017, 1h47

Cette analyse consacrée à Nos patriotes s'attache à la part de reconstitution de ce film qui ne se présente évidemment pas comme un documentaire. Mais cette part de fiction est sans doute difficile à mesurer pour beaucoup de spectateurs. L'analyse ci-dessous propose donc une réflexion détaillée sur cet aspect du film de Gabriel Le Bomin.

Le film en quelques mots

Addi Bâ, né en Guinée, grandit en France. Lorsqu'éclate la Deuxième Guerre mondiale, il s'engage volontairement dans l'armée et se retrouve affecté à un régiment de tirailleurs «sénégalais». Les stéréotypes raciaux de l'époque impliquaient que les personnes de peau noire soient versées d'office dans ces unités d'origine coloniale.

Fait prisonnier par l'armée allemande, il s'échappe et vit clandestinement pendant quelque temps. Bientôt, aidé par quelques habitants d'un village vosgien, il obtient de faux papiers et un travail à la campagne. Il entre également en contact avec la Résistance, mais le travail clandestin sans action militaire lui pèse, et il décidera de sa propre initiative de passer à l'action, ce qui lui vaudra d'être recherché comme le «terroriste noir» par les autorités allemandes. Il va alors rejoindre un maquis dont il deviendra le chef et qui mènera plusieurs actions de résistance. Mais la répression allemande sera féroce.

Nos patriotes est une libre adaptation de l'ouvrage de Tierno Monénembo, Le Terroriste noir, qui est lui-même une version largement romancée de l'histoire de Mamadou Hady Bah dont le nom fut mal orthographié par l'administration française et qui est désormais connu et célébré comme Addi Bâ. À travers la reconstitution du réalisateur Gabriel Le Bomin, nous découvrons l'histoire inconnue de ce soldat français noir, résistant de la première heure, qui mit sur pied le premier maquis vosgien. Le film apporte ainsi un éclairage sur les différentes formes qu'a pu prendre la Résistance pendant la Deuxième Guerre mondiale. Il dresse également un portait nuancé de la France de l'époque, partagée bien sûr entre Résistance et collaboration, empreinte également de préjugés raciaux, capables néanmoins d'accueillir avec chaleur ces soldats «coloniaux» pourchassés par l'occupant. Enfin, il rend hommage à cet homme qui, plus que beaucoup d'autres, a défendu les valeurs de la République aux moments les plus noirs et les plus dangereux de l'histoire de France.

Histoire et reconstitution

Nos patriotes de Gabriel Le Bomin est basé sur une histoire vraie comme l'indique le générique, mais il s'agit évidemment d'une reconstitution avec notamment des acteurs incarnant des rôles écrits à l'avance, et non pas d'un documentaire basé sur des images d'archives. Mais, s'il y a évidemment un écart entre la réalité des faits et le film qui en propose une mise en images (et en dialogues !), peut-on prendre la mesure de cette différence ? Quelle est, autrement dit, la part d'invention due au cinéaste mais aussi à l'écrivain Tierno Monénembo qui, le premier, a raconté sous une forme romancée l'histoire d'Addi Bâ dans son roman Le Terroriste noir publié en 2012 et dont le cinéaste s'est largement inspiré ?

Sans informations extérieures, tout ce qui apparaît à l'écran peut sembler « vrai », authentique, alors qu'une connaissance même sommaire de l'histoire mais également du processus de création cinématographique et littéraire révèle la grande part d'invention dans ce film comme dans d'autres à prétention historique[1]. Il est donc important que les spectateurs prennent conscience du travail de reconstitution qu'implique pratiquement toujours ce genre de film. Il ne s'agira pas ici de verser dans une critique négative — tout serait mensonge — mais au contraire de parvenir à une vision nuancée du cinéma (et notamment du cinéma de fiction) qui n'a évidemment pas les mêmes prétentions ni les mêmes objectifs qu'un ouvrage historique universitaire[2].

En pratique

Les spectateurs, jeunes ou moins jeunes, pourront parcourir un questionnaire qui passe en revue les principales séquences du film : pour chacune de ces séquences, chaque lecteur pourra donner une réaction spontanée quant à la vérité ou la vraisemblance ou au contraire l'invraisemblance des événements mis en scène. Dans un second temps, on pourra comparer ses propres réponsesaux informations historiques (en principe vérifiées) dont on dispose sur ces événements. Cette analyse sera complétée par une réflexion générale (présentée ici sous forme d'un commentaire) sur la reconstitution cinématographique dans un film comme Nos patriotes.

Le lecteur intéressé pourra se reporter au site de l'historien amateur Etienne Guillermond qui a écrit la biographie la plus complète d'Addi Bâ (Addi Bâ. Résistant des Vosges, Paris, Duboiris, 2013), dont il donne un résumé sur ce site personnel.


1. On pourra à ce propos se reporter à l'étude réalisée par les Grignoux et consacrée au film historique, étude intitulée Le film historique : quelle vérité ?

2. Les historiens de profession font d'ailleurs des différences entre, d'une part, des ouvrages de type universitaire dont les sources sont vérifiées et identifiées, dont les affirmations sont étayées et où les interprétations et les hypothèses sont identifiables comme telles, et, d'autre part des ouvrages qui sont souvent écrits par des journalistes ou des amateurs, et qui, sans être nécessairement faux, manquent de références et ne font pas nettement la différence entre les faits établis, les témoignages éventuellement recueillis et les reconstructions de l'historien. Faire de telles distinctions de valeur entre des ouvrages à prétention historique (et il y a bien sûr aussi des travaux universitaires de mauvaise qualité) nécessite une maîtrise de la méthodologie historique qui est généralement le fait de professionnels.

Vrai ou faux ?

Voici une série d'événements mis en scène dans Nos patriotes de Gabriel Le Bomin : à votre avis, ces événements sont-ils vrais, seulement vraisemblables, ou plutôt invraisemblables ou carrément faux ?

vrai vraisemblable peu vraisemblable invraisemblable
1. Les Allemands obligent des tirailleurs sénégalais à participer à une reconstitution cinématographique des combats de juin 1940, reconstitution au cours de laquelle les prisonniers munis de fusils déchargés sont abattus notamment à la mitrailleuse.
2. L'institutrice et son fils vont rechercher Addi Bâ blessé dans la forêt.
3. Christine, l'institutrice, récupère en auto Addi Bâ qui s'est approché du Frontstalag où il pense que son ami Zana est enfermé.
4. Addi Bâ explique au forestier qui l'héberge qu'il a été soigné à l'hôpital d'Orléans contre un parasite conduisant à la cécité.
5. Addi Bâ accompagne les tirailleurs sénégalais évadés mais renonce à passer en Suisse.
6. Addi Bâ obtient de faux papiers avec le nom de Jean Rousseau.
7. Addi Bâ va réparer les châssis dans la grande maison d'une espèce de châtelaine, Louise d'Héricourt. Elle lui confiera un pistolet hérité de son mari.
8. Avec l'aide de Marie, la jeune fille de la Croix-Rouge, Addi Bâ se rend au Frontstalag et apprend le décès de son ami Zana.
9. La nuit, Addi Bâ abat un soldat allemand qui a abordé une prostituée.
10. À cause de ce meurtre, cinquante otages sont exécutés par les Allemands.
11. Addi Bâ prend la tête du « maquis de la Délivrance ».
12. Addi Bâ contraint un des maquisards à exécuter un fuyard qui a voulu échapper au STO mais n'a pas supporté la discipline du maquis.
13. Addi Bâ a une relation sexuelle avec la paysanne qui nourrit le maquis.
14. Addi Bâ espionne l'officier allemand présent chez la châtelaine Louise.
15. Nuitamment, Addi Bâ se rend en ville où il découvre une affiche avec le portrait du « terroriste noir » recherché.
16. Grâce aux renseignements de Louise, Addi Bâ avec des maquisards et Marie fait sauter le pont où passe le train rempli de munitions.
17. Les maquisards sont trahis par Célestin, le gamin muet qu'Addi Bâ n'avait pas voulu exécuter.
18. Addi Bâ et Baptiste sont brutalisés et torturés pour qu'ils livrent les chefs du réseau.
19. Addi Bâ et Baptiste sont fusillés, main dans la main.
20. Il fait toujours nuageux et toujours brumeux dans les Vosges. Ou alors il neige.

Vrai ou faux

Voici donc quelques éléments de réponse aux questions posées.

1. Les Allemands obligent des tirailleurs sénégalais à participer à une reconstitution cinématographique des combats de juin 1940, reconstitution au cours de laquelle les prisonniers munis de fusils déchargés sont abattus notamment à la mitrailleuse.
Des massacres de tirailleurs sénégalais faits prisonniers par les Allemands sont bien attestés, mais on n'a aucun témoignage d'un tel massacre accompagné d'une mise en scène cinématographique aussi cynique. Les massacres ont été le fait de soldats et d'officiers agissant rapidement après les combats avant que les prisonniers ne soient conduits vers l'arrière. On peut donc considérer que cet épisode avec une mise en scène cinématographique est invraisemblable.
Voici l'épisode qui se rapproche sans doute le plus de cette séquence sans cependant la présence de caméras : « Un groupe de tirailleurs résista [aux Allemands] au château de Plantin, à Chasselay, un village situé à 2 km de Montluzin. Ils se rendirent dans l'après-midi, une fois à court de munitions. Les Allemands conduisirent alors 8 officiers blancs et 60 à 70 soldats noirs sur la route des Chères, le village le plus proche. Parvenus à un champ où deux chars d'assaut étaient parqués, les officiers durent se coucher au sol à proximité, tandis que les tirailleurs recevaient l'ordre de se rassembler les mains sur la tête, puis de commencer à courir, comme s'ils tentaient de s'échapper. Les deux chars ouvrirent alors le feu avec leurs mitrailleuses et leurs canons sur les soldats noirs, écrasant dans leur avance les corps des blessés et des morts. Près de cinquante tirailleurs furent ainsi assassinés, dans ce qu'un observateur qualifia de "vision d'horreur" dantesque. Un soldat allemand blessa délibérément le commandant français blanc d'un coup de pistolet, mais les autres officiers furent épargnés. »[a]

2. L'institutrice et son fils vont rechercher Addi Bâ blessé dans la forêt.
On ne sait pratiquement rien de l'évasion d'Addi Bâ ni de quelle manière il est entré en contact avec des civils français. Une institutrice (prénommée Pauline) lui serait effectivement venue en aide malgré les réticences de son mari.[b] Mais il ne semble pas qu'elle l'ait retrouvé dans l'état de faiblesse montré dans le film. Par ailleurs, beaucoup de tirailleurs évadés ont effectivement erré dans les forêts vosgiennes à ce moment. L'épisode peut donc être considéré comme vraisemblable bien qu'un peu dramatisé.

3. Christine, l'institutrice, récupère en auto Addi Bâ qui s'est approché du Frontstalag où il pense que son ami Zana est enfermé.
On n'a aucune information sur une telle tentative d'Addi Bâ pour pénétrer dans un Frontstalag. En outre, son ami Zana s'était évadé avec lui et ils ont vécu clandestinement ensemble pendant un moment. L'épisode peut donc être considéré comme inventé. L'intervention de l'institutrice en auto semble également très invraisemblable à une époque où les autos détenues par les civils étaient devenues extrêmement rares à cause des réquisitions.

4. Addi Bâ explique au forestier qui l'héberge qu'il a été soigné à l'hôpital d'Orléans contre un parasite conduisant à la cécité.
Ici aussi, on n'a que très peu d'informations sur les conditions dans lesquelles Addi Bâ est parvenu en France (avant la guerre donc). L'onchocercose ou cécité du fleuve est en revanche une maladie bien attestée, provoquée par un parasite, qui fait encore aujourd'hui des centaines de milliers de victimes en Afrique. Mais le médicament (l'ivermectine) susceptible de guérir cette maladie n'a été mis au point qu'en 1980. L'épisode semble donc peu vraisemblable.

5. Addi Bâ accompagne les tirailleurs sénégalais évadés mais renonce à passer en Suisse.
Plusieurs tirailleurs sénégalais évadés sont effectivement passés en Suisse avec l'aide de résistants locaux qui connaissaient des points de passage. L'épisode est donc authentique même si l'on ne sait pas si Addi Bâ les a accompagnés jusqu'à la frontière avant de renoncer à partir ou si sa décision était prise avant.

6. Addi Bâ obtient de faux papiers avec le nom de Jean Rousseau.
Il semblerait qu'Addi Bâ a bénéficié d'un faux ordre de démobilisation qui a suffi à lui permettre de circuler dans les environs et même de traverser la ligne de démarcation pour se rendre à Paris et revenir ! Il est clair que, dans sa situation, il devait avoir de faux papiers, et l'on peut donc considérer cet épisode comme vraisemblable.

7. Addi Bâ va réparer les châssis dans la grande maison d'une espèce de châtelaine, Louise d'Héricourt. Elle lui confiera un pistolet hérité de son mari.
Le personnage de Louise d'Héricourt semble totalement inventé. L'attitude de la population à l'égard des résistants a été très variable, certains apportant de l'aide, d'autres préférant rester à l'écart, d'autres enfin les dénonçant à la police française ou aux occupants allemands. Le geste de Louise est donc possible même si elle aurait pu également réagir de façon tout à fait différente.

8. Avec l'aide de Marie, la jeune fille de la Croix-Rouge, Addi Bâ se rend au Frontstalag et apprend le décès de son ami Zana.
La scène paraît peu vraisemblable. Les Allemands savaient que beaucoup de tirailleurs sénégalais s'étaient enfuis au moment de la débâcle : ils auraient donc dû être très soupçonneux à l'égard d'un visiteur noir de la Croix-Rouge venant rendre visite à des tirailleurs emprisonnés… Il s'agit là d'un épisode inventé par le cinéaste pour montrer la réalité des Frontstalags.

9. La nuit, Addi Bâ abat un soldat allemand qui a abordé une prostituée.
Il s'agit là très certainement d'un événement inventé par le cinéaste. Il faut d'ailleurs remarquer que les assassinats de soldats allemands par des résistants avant les combats de la Libération ont été relativement rares à cause de la violence des représailles (environ 500 soldats allemands exécutés de juin 1941 à la Libération[c]). Un tel assassinat aurait donc été exceptionnel et aurait marqué les esprits dans la région.

10. À cause de ce meurtre, cinquante otages sont exécutés par les Allemands.
En dehors du fait que, très vraisemblablement, Addi Bâ n'a pas tué de soldat allemand, de telles exécutions d'otages dans des situations similaires sont tristement célèbres. Après l'exécution d'un officier allemand en octobre 1941 à Nantes par exemple, les Allemands exécutent effectivement une cinquantaine d'otages par mesure de représailles. D'autres exécutions du même genre sont documentées. De telles représailles auraient donc été vraisemblables après le meurtre qu'aurait commis Addi Bâ. On remarquera que ces exécutions d'otages ont été rares en France occupée et qu'elles ont évidemment marqué les esprits : si une telle exécution avait eu lieu dans les Vosges, de nombreux témoins s'en souviendraient et les victimes seraient évidemment honorées.

11. Addi Bâ prend la tête du «maquis de la Délivrance».
Il s'agit là d'un fait attesté, corroboré par de nombreux témoignages. Les circonstances dans lesquelles Addi Bâ a pris ce commandement et a imposé son autorité restent assez floues, mais son expérience militaire a joué manifestement un grand rôle.

12. Addi Bâ contraint un des maquisards à exécuter un fuyard qui a voulu échapper au STO mais qui n'a pas supporté la discipline du maquis.
Il a été effectivement difficile de contrôler les allées et venues des membres du maquis qui, voulant échapper au STO, n'étaient pas prêts cependant à s'engager véritablement dans la lutte armée ni à se soumettre à une discipline de type militaire. Mais il ne semble pas qu'un fuyard ait été exécuté de cette manière. Au contraire, beaucoup de témoignages font état des imprudences commises par les maquisards qui allaient et venaient dans les environs sans réellement se cacher, ce qui permettra aux Allemands de les repérer.

13. Addi Bâ a une relation sexuelle avec la paysanne qui nourrit le maquis.
On ne connaît évidemment pas la vie intime d'Addi Bâ, si ce n'est par des témoignages indirects. Si ces témoignages sont évidemment peu fiables, ils sont nombreux en tout cas pour attester des rencontres féminines d'Addi Bâ.

14. Addi Bâ espionne l'officier allemand présent chez la châtelaine Louise.
L'épisode est manifestement inventé. Selon beaucoup de témoins, Addi Bâ circulait abondamment dans les environs du maquis, mais il semble peu vraisemblable qu'il ait eu l'occasion d'espionner de cette manière un officier allemand.

15. Nuitamment, Addi Bâ se rend en ville où il découvre une affiche avec le portrait du «terroriste noir» recherché.
Aucune affiche de ce type ne semble avoir été placardée sur les murs d'une cité vosgienne. On remarquera que ce portrait est en fait la reproduction du dessin fait par la fille du forestier. Il s'agit là aussi très certainement d'une invention du cinéaste.

16. Grâce aux renseignements de Louise, Addi Bâ avec des maquisards et Marie fait sauter le pont où passe le train rempli de munitions. Il n'y a aucune action de ce type attribuée à Addi Bâ ou à ses compagnons du maquis de la Délivrance. Des actions de ce type ont bien sûr été commises par la Résistance, même si l'utilisation d'explosifs était sans doute assez rare: beaucoup de sabotages (commis d'ailleurs souvent par des cheminots) étaient de nature technique (déboulonnage de rails, sable introduit dans les boîtes de graissage, sabotage de locomotive…). On peut donc dire que la scène a une certaine vraisemblance même s'il paraît peu probable que les maquisards aient pu avoir connaissance d'un transport d'armes comme celui-là.

17. Les maquisards sont trahis par Célestin, le gamin muet qu'Addi Bâ n'avait pas voulu exécuter.
Cet événement dramatique est clairement fictif. Les Allemands ont d'ailleurs investi plusieurs villages avec une liste de personnes à arrêter, et c'est dans un village qu'ils ont d'ailleurs capturé Addi Bâ qui a été blessé aux jambes par balles. Le maquis lui-même, dans la forêt, a été fouillé par les Allemands, mais ses occupants avaient fui. Lors de cette opération policière d'importance, seule une dizaine de personnes ont été arrêtées.

18. Addi Bâ et Baptiste sont brutalisés et torturés pour qu'ils livrent les chefs du réseau.
Addi Bâ a été emprisonné et torturé à intervalles réguliers pendant quatre mois et demi! C'était, on le sait, le sort réservé à tous ceux et toutes celles qui étaient soupçonnés de Résistance. Mais l'ampleur du coup de filet dans plusieurs villages pratiquement simultanément révèle que les Allemands connaissaient vraisemblablement déjà l'essentiel du réseau.

19. Addi Bâ et Baptiste sont fusillés, main dans la main.
On n'a pas de témoignage sur cette exécution (qui eut lieu après un simulacre de procès non montré dans le film), mais l'on sait que beaucoup de résistants condamnés à mort ont fait preuve de ce genre de geste de bravoure et de solidarité devant les pelotons d'exécution. On signalera encore que l'exécution d'Addi Bâ et de Marcel Arburger suscita une grande émotion dans le département des Vosges au vu des actes reprochés (essentiellement l'aide aux réfractaires du STO). En prêtant à Addi Bâ deux actions très violentes (l'assassinat d'un soldat allemand, le déraillement d'un train), le film rend évidemment peu compréhensible une telle émotion.

20. Il fait toujours nuageux et toujours brumeux dans les Vosges. Ou alors il neige.
On remarque sans doute assez facilement que le cinéaste a privilégié tout au long du film des atmosphères grises, nocturnes, neigeuses, brumeuses ou encore pluvieuses. Les couleurs sont très généralement désaturées, dans les tons du brun, du vert sombre, du bleu acier[d]. Et il est vrai que le climat des Vosges est assez rude. La vie au maquis de la Délivrance pendant l'hiver 1942-43 a dû être effectivement très difficile. Mais il s'agit là aussi d'un choix esthétique et cinématographique qui correspond à l'ambiance qu'on imagine être celle des «années sombres» de l'Occupation. Bien entendu, même à cette époque, il y a dû y avoir des journées ensoleillées: il suffit d'imaginer la visite d'Addi Bâ au Frontstalag sous un soleil éclatant pour comprendre que l'impression des spectateurs devant cette séquence aurait été très différente.


a. Raffael Scheck, Une saison noire. Les massacres de tirailleurs sénégalais. Mai-juin 1940. Paris, Tallandier, 2007, p. 57.

b. L'ouvrage le plus complet sur Addi Bâ est actuellement celui d'un journaliste et historien amateur, Etienne Guillermond, Addi Bâ. Résistant des Vosges. Paris, éditions Duboiris, 2013. (L'épisode de l'institutrice est évoqué pages 120-121.)

c. Selon Franck Liaigre, Les FTP: Nouvelle histoire d'une Résistance, Paris, Perrin, 2015.

d. Une couleur est dite désaturée lorsqu'elle résulte d'un mélange avec une proportion importante de gris.

Commentaires

Comment expliquer toutes ces transformations de l'histoire authentique, toutes ces inventions dues au cinéaste ou au romancier dont il s'inspire ? Pourquoi le cinéaste ne s'en tient-il pas aux faits établis et met-il en scène des événements nés en grande partie de son imagination ?

Les spectateurs pourront sans doute avancer leurs propres hypothèses. Voici néanmoins quelques réflexions à ce propos.

On soulignera d'abord le fait que les événements sont mal connus : certains d'entre eux sont bien attestés, mais il y a beaucoup d'incertitudes sur de nombreuses périodes de l'existence d'Addi Bâ. L'on sait par exemple qu'Addi Bâ a été fait prisonnier (comme tirailleur sénégalais) puis qu'il s'est évadé mais on n'en connaît pas les circonstances exactes : il a raconté certaines choses aux personnes qu'il a rencontrées par la suite, mais les détails sont restés vagues évidemment. Il a fallu des années de recherche à Etienne Guillermond pour retrouver des témoins, ou les enfants de témoins, dont certains étaient de jeunes enfants à l'époque. Malgré ces longues recherches, l'historien amateur a été confronté à de grandes zones d'ombre ainsi qu'à des informations vagues, partielles et parfois contradictoires.

Pour un cinéaste qui doit mettre en images des faits qui tiennent en une phrase — « Addi Bâ a été fait prisonnier comme tirailleur sénégalais lors de la débâcle de juin 1940 » —, il faut trouver un décor, un lieu, des gestes, des paroles, des réactions qui n'existent pas ou qui n'existent plus. Il faut donc nécessairement inventer des éléments dont on n'a aucune trace pour faire un film.

Sans doute, le cinéaste dispose d'autres sources extérieures : la débâcle de juin 1940 est largement documentée aussi bien par des témoins de l'époque que par des historiens ayant étudié notamment les archives. C'est ainsi que l'on sait que des tirailleurs sénégalais (sans doute 3000) ont été exécutés par les Allemands après leur reddition. Addi Bâ a échappé à ce triste sort, mais il est possible qu'il ait assisté à certaines de ces exactions ou qu'il en ait entendu parler. On voit ainsi comment le cinéaste a pu combiner des sources d'information disparates pour mettre en scène la première séquence du film dont on a souligné le caractère largement fictionnel.

On voit ainsi à plusieurs reprises que le scénario mélange l'histoire individuelle d'Addi Bâ à celle plus générale de la France occupée. De la même manière, Baptiste le fonctionnaire qui deviendra chef du réseau doit fournir une liste de Juifs au préfet. Les tirailleurs sénégalais sont enfermés dans des Frontstalags, ce qui témoigne du racisme des autorités allemandes à leur égard. Les assassinats de soldats allemands par des résistants entraînent en représailles l'exécution d'otages. Addi Bâ et ses compagnons font sauter un train, même si une telle action ne peut pas leur être précisément attribuée… Tous ces faits sont authentiques mais de manière générale, pas de façon individuelle.

L'histoire d'Addi Bâ, telle qu'a pu la reconstituer un historien comme Etienne Guillermond, reste, on l'a dit, fragmentaire et discontinue : un film comme Nos patriotes ne peut cependant pas s'interrompre pour signaler que les sources à tel moment sont manquantes ! Les spectateurs s'attendent à un récit cohérent qui rende compte des faits et gestes du personnage, des gens qu'il a rencontrés, de ceux qui l'ont aidé ou éventuellement trahi. On s'aperçoit alors que l'écriture du scénario a consisté à tisser des liens entre les différents épisodes grâce en particulier au retour des mêmes personnages à différents moments du film. Les personnages secondaires, à l'exception de Christine l'institutrice et de Baptiste le chef de réseau, sont manifestement inventés, qu'il s'agisse de la châtelaine Louise d'Héricourt, de Marie la bénévole de la Croix-Rouge, de la fille du forestier qui fait le portrait d'Addi Bâ, du fils de la paysanne qui trahira les maquisards ou même de l'officier allemand qui interrogera Addi Bâ et Baptiste. Tous ces personnages secondaires réapparaissent plusieurs fois — parfois même de façon peu vraisemblable comme l'officier allemand vu chez la châtelaine puis qui mène également la traque du maquis avant d'interroger brutalement ses prisonniers[3] —, ce qui donne évidemment l'impression d'une histoire très cohérente avec des enjeux psychologiques facilement interprétables : lorsqu'il est arrêté au maquis, Addi Bâ comprend immédiatement qu'il a été trahi par celui-là même dont il avait épargné la vie… Marie n'est pas juste une volontaire de la Croix-Rouge, elle se défend dans un café quand un client la traite de « traînée », et elle manifeste ainsi son caractère antiraciste; plus tard elle se révélera être le contact de la Résistance qu'Addi Bâ doit joindre, et enfin elle voudra participer à l'attentat contre le train de munitions : Marie, loin de n'être qu'une comparse rapidement disparue, est une figure forte, marquante, dont on se souvient après la vision même si on a oublié certaines de ses apparitions. De la même manière, on pourrait faire un portrait psychologique de Louise d'Héricourt malgré un rôle secondaire.

Enfin, on comprend facilement que certains événements ont été inventés et mis en scène pour accentuer la dimension dramatique du film et susciter une implication émotionnelle plus forte des spectateurs. C'est très clair si l'on considère par exemple la mort de Zana, l'ami d'Addi Bâ, ce qui entraînera l'assassinat d'un soldat allemand dans la nuit. Si l'on peut trouver des équivalents historiques à cette action, elle est ici motivée par la douleur d'Addi Bâ devant la mort injuste de son compagnon. De la même manière, la mise en scène cinématographique par les Allemands de l'exécution des tirailleurs sénégalais est particulièrement choquante, alors que les crimes de guerre effectivement commis par la Wehrmacht s'expliquent, en partie[4], par les circonstances des combats (même si cela ne constitue pas une excuse). Semblablement encore, les événements qui jalonnent la vie du maquis — l'exécution d'un fuyard, les sorties nocturnes d'Addi Bâ chez Marie ou chez Louise, l'attentat contre le train… — visent essentiellement à créer du suspens, à susciter une tension dramatique, alors que la vie au maquis a sans doute surtout été caractérisée par l'attente, l'ennui et des soucis très quotidiens (trouver de la nourriture, lutter contre le froid, se protéger de la pluie, monter des gardes qui pouvaient sembler inutiles…).


3. Il semblerait également que ce soit lui l'organisateur de la tuerie devant les caméras allemandes, imaginée dans la première séquence du film.

4. Raffael Scheck, dans l'ouvrage cité précédemment, a bien montré que ces crimes s'expliquent pour une part essentielle par les préjugés racistes des soldats et officiers allemands (qui ont eu un comportement tout à fait différent à l'égard des soldats français « blancs »). Mais il n'y a pas trace d'un cynisme aussi abject que celui d'une telle mise en scène cinématographique.

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