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Une animation proposée par les Grignoux
et consacrée au film
Modus Operandi
de Hugues Lanneau
Belgique, 2008, 1h38


L'analyse proposée ici s'adresse à des animateurs qui verront le film Modus Operandi avec un large public et qui souhaitent approfondir avec les spectateurs les principaux thèmes de ce film.

Le film

De 1942 à 1944, 24.916 Juifs, hommes, femmes et enfants, ont été déportés de Belgique vers Auschwitz et les autres camps d'extermination. Seuls 1.206 d'entre eux en sont revenus. Tout le monde sait cela aujourd'hui, même si c'est de façon vague ou approximative. Ce que l'on sait moins, c'est que ces déportations n'ont été exécutées que par une poignée de responsables allemands qui ont profité pour leur besogne meurtrière de la complicité - active ou passive - de nombreux Belges, fonctionnaires, policiers ou responsables politiques restés en place. Modus Operandi est un documentaire qui retrace comment tout cela a été possible.

C'est le résultat d'un travail créatif considérable, avec un objectif délibérément pédagogique et une fiabilité rigoureuse sur le plan scientifique, grâce notamment au travail d'historiens et journalistes réputés. Il ne s'agit pas d'un réquisitoire à charge - ni dans un sens ni dans un autre -, même s'il n'est pas question d'éluder les responsabilités, et le film entend bien rendre compte de la complexité de cette période troublée. Il cherche d'ailleurs moins à expliquer le pourquoi qu'à rendre compte précisément du comment.

Modus Operandi pourra bien sûr vu comme un documentaire historique retraçant pour un large public une page particulièrement sombre de l'histoire de Belgique. Ce film permettra en outre de mieux comprendre ce que fut concrètement le nazisme, comment ses dirigeants menèrent leur politique sur le terrain, et de quels complicités actives ou simplement passives ils profitèrent pour leur entreprise meurtrière.

On s'attachera plus particulièrement ici à une réflexion sur le crédit que l'on peut accorder au film Modus Operandi en tant que documentaire : comme on doit immédiatement le préciser, il ne s'agira pas de jeter un regard systématiquement suspicieux sur ce film mais bien de mesurer pourquoi un public de non-spécialistes (comme le sont la plupart des spectateurs) peut précisément faire confiance à son réalisateur ainsi qu'à l'ensemble des historiens sur lesquels s'appuie son travail.

CROIRE A L'HISTOIRE

La plupart des spectateurs qui verront Modus Operandi ne sont pas historiens, n'ont pas d'accès direct aux documents et aux archives datant de la Seconde Guerre mondiale et n'ont souvent pas les connaissances nécessaires à la compréhension exacte des événements évoqués dans ce film (qu'il s'agisse de la simple connaissance de l'allemand ou de la compréhension de la structure administrative des autorités belges et allemandes impliquées). Cela suppose donc que, comme spectateurs, nous fassions - pour une part - confiance aux auteurs du film, et que nous croyions à leur honnêteté intellectuelle.

Or l'on sait aussi que de prétendus historiens « négationnistes » nient aujourd'hui la réalité du génocide des Juifs perpétré par les nazis. Il est clair que les membres de cette « secte » (comme l'appelle l'historien Pierre Vidal-Naquet) sont des fanatiques qu'aucun argument rationnel ne parviendra à convaincre de leurs erreurs ou mensonges [1]. Mais, pour les spectateurs de Modus Operandi, qui ne sont pas historiens et qui pourront un jour ou l'autre être confrontés à des textes négationnistes (en particulier sur Internet), un doute risque de s'installer face à cette propagande sournoise qui prétend précisément faire preuve d'esprit critique face à ce qui ne serait qu'un gigantesque « mensonge ».

L'on propose donc ici de revenir sur le film Modus Operandi, non pas de façon « critique » (au sens négatif du terme), mais de façon précisément à mesurer pourquoi, comme spectateur peu compétent dans le domaine historique, l'on peut pourtant faire confiance à ses auteurs.

On remarquera d'abord qu'il n'existe pas de preuves absolues en histoire (puisque les faits appartiennent nécessairement au passé) et qu'un esprit hyper-critique peut mettre en doute n'importe quel événement aussi évident soit-il [2]. Le recours à l'argument d'autorité (dans ce cas, des historiens universitaires réputés) ne suffit pas non plus à convaincre quand d'autres « autorités » (dont les titres sont difficilement vérifiables) sont invoquées à l'appui des thèses contraires.

L'on propose donc d'examiner avec les participants la pertinence des quatre grands types d'éléments historiques présentés dans Modus Operandi afin de mesurer le crédit qu'on peut leur accorder. Il s'agit :

  • des images (photographiques ou filmées) de l'époque ;
  • des témoignages faits à une date récente par les différentes personnes ayant vécu ces événements (et généralement interrogées par le réalisateur) ;
  • des documents administratifs divers de l'époque montrés ou évoqués par le film ;
  • de la reconstitution générale des événements par le réalisateur (et par ses conseillers historiques) et de leur déroulement.

Pour ces différents éléments, on se posera donc des questions comme : qu'est-ce que cela montre ? qu'est-ce que cela prouve ? pourquoi peut-on les croire ? quelle confiance ressent-on à la vision ou à l'écoute de ces faits, témoignages, reconstitutions ? On trouvera à ce propos quelques réflexions dans l'encadré ci-dessous.


1. On signalera cependant l’exception constituée par Jean-Claude Pressac. Proche d’abord des milieux négationnistes, il s’est intéressé à la construction des crématoires d’Auschwitz, doutant alors de leur utilisation comme chambres à gaz. Ses recherches l’ont amené à changer d’opinion et à démontrer que ces crématoires, surdimensionnés par rapport à la mortalité dans le camp de concentration (de «travail») avaient bien été conçus dans un but d’extermination directe des Juifs déportés au moment de leur arrivée à Auschwitz. Son ouvrage sur Les crématoires d’Auschwitz. La machinerie du meurtre de masse (CNRS Éditions, 1993) est reconnu internationalement.

2. C’est ainsi que certaines sectes protestantes aux États-Unis affirment que la chronologie de la Bible est la seule exacte et que les premiers hommes (descendant d’Adam et Ève) ont côtoyé les dinosaures (ou que ceux-ci n’ont tout simplement pas existé). De façon plus grave, certaines personnes (proches généralement des milieux hutus extrémistes) prétendent que le génocide des Tutsis au Rwanda en 1994 n’a pas eu lieu ou a été fortement « exagéré ». Par ailleurs, Internet regorge de «théories du complot» selon lesquelles aucun avion ne s’est abattu sur le Pentagone le 11 septembre 2001, et que l’ensemble de ces attentats est le fait de la CIA. Enfin, d’aucuns prétendent même que les Américains n’ont jamais mis les pieds sur la lune et que les images vues à l’époque sont le fruit d’une gigantesque mise en scène. Les réfutations et contre-argumentations, aussi précises soient-elles, n’ont jamais réussi à mettre fin à ces différentes « théories » largement répandues sur Internet.

 

La nature des preuves historiques

Images et histoire

Il y a très peu d'images (photographiques ou filmiques) de la déportation des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale et moins encore du processus d'extermination. De manière très honnête, Hugues Lanneau signale ainsi que nous n'avons pas d'images filmées des rafles et des déportations en Belgique, et que celles qu'il reprend dans son film ont été tournées aux Pays-Bas à la même époque (même si les événements ont dû se dérouler de manière similaire dans les deux pays). La plupart des images de lieux dans Modus Operandi sont donc des images actuelles auxquelles ont été ajoutés des effets de lumière et des bruits d'ambiance et qui évoquent de manière indirecte les événements tels qu'ils se sont passés.

Contrairement à ce qu'on pourrait croire, les photos ou films sont en fait de façon générale peu explicites et faiblement informatifs, et ce sont les commentaires d'accompagnement (fondés sur d'autres sources historiques) qui en donnent le véritable sens. Par exemple, quand Hugues Lanneau nous montre des images d'enfants hébergés au château de Belœil, il signale que, parmi eux, se trouvent des enfants juifs cachés : bien entendu, il est impossible, en voyant ces seules images, de deviner qui serait juif et qui ne le serait pas.

Ainsi, les images (filmées ou photographiques) ont rarement l'évidence et la pertinence (notamment comme preuves historiques) qui leur sont facilement attribuées par les spectateurs. Il serait cependant absurde de leur dénier toute valeur, et il faut au contraire leur reconnaître un grand impact émotionnel : même si l'événement est bref et isolé de tout contexte, la courte séquence (vue à deux reprises dans le film) où l'on voit un soldat allemand éloigner un petit enfant de sa mère contrainte de rejoindre un groupe de femmes est particulièrement cruelle et significative de la violence nazie.

Mais les images seules, aussi frappantes soient-elles, ne permettent pas de « faire l'histoire », c'est-à-dire de reconstituer les événements et leur enchaînement.

Les témoignages contemporains

Une des raisons qui ont poussé Hugues Lanneau à réaliser Modus Operandi est sans doute un sentiment d'urgence face à la disparition des témoins rescapés de la déportation. De façon générale, les historiens doivent pourtant adopter une attitude critique face à des témoignages faits après les événements et qui se révèlent souvent orientés, partiels et parfois contradictoires. Cela ne signifie cependant pas qu'il faille dénier toute valeur aux témoignages.

Il faut évidemment confronter les témoignages à d'autres sources historiques qui permettent de confirmer mais parfois aussi d'infirmer sur certains points les témoignages recueillis : ainsi utilisés de façon prudente, les témoignages sont une source d'information importante par exemple sur la manière dont les personnes interrogées dans Modus Operandi ont ressenti leur exclusion des écoles ou bien l'obligation de porter l'étoile jaune. Par ailleurs, la manière de recueillir les témoignages influe également sur leur valeur historique : de façon très juste, Hugues Lanneau interroge les témoins sur ce qu'ils ont vu ou vécu personnellement, en évitant dans la mesure du possible des témoignages indirects, de « seconde main », sur des faits qui auraient été rapportés par d'autres.

Si l'on doit toujours rester critique face au témoignage a posteriori, il faut pourtant aussi reconnaître la dimension profondément humaine des témoignages notamment ceux recueillis dans Modus Operandi : en entendant tous ces témoins, qui pourrait nier la réalité des mesures prises à l'encontre des Juifs de Belgique sous l'occupation, depuis l'inscription au registre des Juifs jusqu'au port de l'étoile jaune et la convocation pour une prétendue « mise au travail » à l'Est ? Et, face notamment à cet homme déporté qui a vu disparaître à Auschwitz sa femme et ses trois fils, qui pourrait affirmer froidement que ceux-ci n'ont pas été assassinés ? Qui oserait prétendre que tous ces témoins sont des menteurs ou des affabulateurs ?

Les documents historiques

De nombreux documents historiques sont filmés dans Modus Operandi, qu'il s'agisse des ordonnances allemandes, de tracts antisémites, de courriers administratifs, de cartes d'identité marquées du sceau « juif », des dossiers personnels des Juifs étrangers constitués par l'administration belge (avec des photos). Ce sont ces documents d'époque qui ont en fait permis aux historiens de reconstituer de façon exacte le processus de déportation des Juifs de Belgique et d'établir notamment le rôle et les responsabilités des uns et des autres (de l'administration militaire allemande, de la Sipo-SD, des autorités belges, de l'Association des Juifs en Belgique...). C'est sur base de tels documents qu'a pu être déterminée en particulier la composition exacte des différents convois de la déportation partis de Malines, 26 au total, et qu'a pu être établi le nombre de déportés, 24.916, et de survivants, 1.206.

Même s'ils ne sont qu'entraperçus dans le film, tous ces documents constituent le matériau principal des historiens et leur ont permis de reconstituer de façon incontestable l'ensemble des mesures antisémites prises par les autorités allemandes ainsi que la réalité et l'ampleur exacte des déportations dont les Juifs furent victimes en Belgique occupée. Aucun de ces points n'est en fait contesté, et il n'y a aucune raison de ne pas croire à l'ensemble des faits tels qu'ils sont rapportés dans Modus Operandi.

Les faits dans leur contexte

Les historiens ne se contentent cependant pas d'établir des faits, et ils en reconstituent également l'enchaînement ou la « logique ». Ainsi, Modus Operandi montre bien trois caractéristiques essentielles de la politique antisémite de l'occupant nazi en Belgique : ces mesures furent progressives, passant en quelques mois du recensement à l'exclusion, à la spoliation et finalement à la déportation ; en outre cette politique fut systématique visant les hommes adultes mais également les femmes, les enfants et les vieillards, s'en prenant d'abord aux Juifs étrangers puis aux Belges israélites avant finalement d'essayer d'arrêter les Juifs qui leur avaient servi jusque-là de collaborateurs dociles (les responsables de l'Association des Juifs en Belgique et leurs familles) ; enfin, la stratégie nazie reposait largement sur le mensonge, qu'il s'agisse des accusations lancées à l'encontre des Juifs, des fausses assurances données aux autorités belges concernant les Juifs nationaux ou de la prétendue mise au travail de femmes, de vieillards et d'enfants. D'autres travaux historiques montrent par ailleurs que ces caractéristiques essentielles se retrouvent dans la politique suivie par les nazis en Allemagne et dans les autres pays occupés.

Cet enchaînement des mesures antisémites de plus en plus violentes (souvenons-nous par exemple du témoignage de cette femme évoquant le sort de son père âgé mourant sans soin, sans nourriture, sans eau, dans un convoi de la déportation) constitue une indication très claire du caractère meurtrier des déportations raciales (on n'oubliera pas que les Tziganes furent également concernés) qui ne pouvaient en aucun cas viser à une simple mise au travail. La disproportion entre le nombre de déportés et celui des survivants (moins de 5%) est bien sûr la confirmation la plus évidente de ce meurtre de masse.

Les « négationnistes », qui affirment qu'il n'y a pas eu de génocide, ne s'attachent donc qu'à la dernière étape de tout un processus toujours plus violent et bien documenté. Isolant les chambres à gaz et les camps d'extermination de tout leur contexte (notamment la famine dans les ghettos de l'Est ou les tueries à ciel ouvert à l'arrière du front russe), ils gomment de façon artificielle la cohérence de la politique antisémite des nazis ainsi que sa radicalisation progressive. C'est en revanche un des grands enseignements du film Modus Operandi qui montre concrètement comment cette politique a pu être mise en œuvre dans un pays comme la Belgique. Et si le film ne s'attarde pas sur l'extermination proprement dite (ce qui n'est pas son objet), les témoignages recueillis - comme celui d'Emiel Vos, particulièrement émouvant, qui clôt le film - sont suffisamment éloquents pour convaincre les spectateurs honnêtes de la réalité de ce meurtre de masse, alors que d'autres travaux historiques sérieux ont largement éclairé les procédures d'extermination proprement dites (par fusillades ou dans les chambres à gaz).

Un dossier pédagogique complémentaire à l'animation proposée ici est présenté à la page suivante.
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