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Une analyse proposée par les Grignoux
et consacrée au film
Les Héritiers
de Marie-Castille Mention-Schaar
France, 2014, 1h45


La mémoire des crimes nazis ‹ question centrale du film Les Héritiers ‹ soulève aujourd'hui de nombreuses objections qui sont parfois publiquement exprimées mais qui restent souvent dissimulées parce qu'elles sont notamment facilement suspectées d'antisémitisme. Dans un contexte de discussion au cinéma ou en situation d'animation, il paraît maladroit de vouloir réprimer de telles opinions, et il convient plutôt d'y apporter des réponses aussi argumentées et précises que possible. Toutes ces objections ne sont d'ailleurs pas illégitimes et méritent surtout des clarifications, sans nier en aucune manière le caractère meurtrier et génocidaire du régime nazi.
L'analyse qui suit suggère différentes réponses argumentées à de telles objections, même si toutes celles-ci ne sont évidemment pas prévisibles. Cette analyse est également disponible au format PDF facilement imprimable.

Le film en quelques mots

Les Héritiers de Marie-Castille Mention-Schaar met en scène une classe de seconde au lycée Léon Blum de Créteil qui regroupe des élèves considérés comme médiocres. Une professeure de géographie et d'histoire, Mme Guéguen, très dynamique, parvient néanmoins à convaincre ces élèves apparemment peu motivés de participer au Concours national de la Résistance et de la Déportation  : le sujet du concours qui, cette année-là porte sur « Les enfants et les adolescents dans le système concentrationnaire nazi », leur paraît pourtant à première vue très difficile et aride. Petit à petit, ils vont pourtant découvrir une histoire qu'ils ne connaissaient pas, une réalité qu'ils ne soupçonnaient pas et entendre des témoins dont la parole va les bouleverser et les transformer à jamais.

Une telle aventure, intellectuelle, pédagogique et humaine semblerait presque trop belle si elle n'était inspirée de faits authentiques qui sont survenus dans ce lycée en 2009. Un des adolescents qui y a participé a de sa propre initiative contacté la réalisatrice Marie-Castille Mention-Schaar (dont un des films précédents, Ma première fois, sorti en 2012, l'avait particulièrement ému) : celle-ci s'est alors laissée convaincre de mettre en scène cette histoire sur les lieux mêmes à Créteil en mélangeant acteurs professionnels (dont Ariane Ascaride dans le rôle de Mme Guéguen) et non professionnels. (Ces informations apparaissent dans le dossier de presse du film et dans différentes interviews de la réalisatrice et d'Ahmed Dramé, le jeune homme qui a participé à la rédaction du scénario.)

Les Héritiers, qui raconte ainsi une belle aventure humaine, accessible à un large public d'adolescents et d'adultes, pose de multiples questions aux spectateurs, de nature historique, pédagogique, morale mais aussi cinématographique. Ainsi, de façon sommaire on peut s'interroger sur :

  • le système concentrationnaire nazi : qui en furent les victimes ? Quel fut leur destin ? Qui a mis en place ce système ? et pourquoi ? Quelle en fut l'étendue ? Que sont devenus les responsables ?
  • le devoir de mémoire : en quoi cette histoire nous concerne-t-elle aujourd'hui ? Que devons-nous retenir de ces faits anciens ? Devons-nous nous souvenir d'autres événements similaires ? Peut-on oublier ? En quoi sommes-nous liés au passé ? Le racisme est-il le même hier et aujourd'hui ?
  • la pédagogie et les filières scolaires : y a-t-il des « mauvaises classes » et de « mauvais élèves » ? La réussite scolaire est-elle importante ? Que doit apprendre l'école ? La réussite scolaire dépend-elle uniquement des élèves ou aussi des écoles, des enseignants, des méthodes pédagogiques mises en œuvre ?
  • la mise en scène cinématographique : le film est-il une transcription fidèle de ce qui s'est passé dans cette classe ? Que réussit-il à faire « passer » de cette expérience ? Y a-t-il des moments plus « forts », plus « vrais » que d'autres ? Et d'autres moins ?

Dans l'analyse qui suit, l'on a décidé de revenir plus particulièrement sur la notion de « devoir de mémoire » qui est aujourd'hui largement utlisée dans les médias (notamment par le monde politique) mais qui méritent une réflexion critique.

Quelle mémoire et pourquoi ?

L'on confond très souvent la problématique historique que représentent les crimes nazis (quand ? comment ? pourquoi ?), avec la question morale du jugement que l'on peut ou doit porter sur ces crimes, sans oublier leur qualification judiciaire précise ‹ crimes de guerre, crimes contre l'humanit銋 qui peut encore faire débat (comme on a pu le voir en France lors du procès de Klaus Barbie). Comme chacun s'en rend bien compte et comme le montre le film Les Héritiers, le nazisme ne constitue pas un sujet historique « neutre », et, si de nombreux enseignants et éducateurs souhaitent transmettre la mémoire de tous les crimes dont ce régime s'est rendu coupable, c'est évidemment parce qu'ils souhaitent susciter une réaction morale, impliquant la condamnation des auteurs de ces faits ainsi que la compassion à l'égard des victimes.

Il ne faut évidemment pas être naïf, et l'évocation des crimes nazis et plus particulièrement du génocide des Juifs soulève des enjeux qui relèvent du présent et non pas du passé et que l'on résume aujourd'hui sous les formules de « concurrence des victimes » ou de « concurrence des mémoires ». Le film n'évite d'ailleurs pas cette question, certains élèves vraisemblablement d'origine arabe mettant en cause la politique israélienne à l'encontre des populations palestiniennes. De façon plus nette encore, un jeune Français, fraîchement converti à l'Islam, refusera de participer au projet de madame Guéguen vraisemblablement à cause de ses nouvelles convictions religieuses.

Il serait vain de vouloir nier ces enjeux tout à fait contemporains, et il convient au contraire de les aborder explicitement comme une problématique morale complexe, soulevant différentes questions et méritant des réponses nuancées : bien entendu, une telle réflexion devra se dérouler dans le cadre d'un dialogue démocratique où les opinions peuvent s'échanger mais également dialoguer dans un respect mutuel. En outre, nombre de ces questions ne peuvent pas recevoir de réponses définitives, même si, comme le fait madame Guéguen, on ne peut pas admettre que certaines limites soient franchies en particulier dans l'expression d'un racisme à l'encontre de l'une ou l'autre communauté. L'on proposera à présent quelques pistes de réflexion et d'analyse autour de la problématique de ce qu'on appelle désormais le devoir de mémoire.

Pourquoi se souvenir ?

Pourquoi faut-il se souvenir des crimes nazis ? Si des réponses sont facilement proposées, il faut cependant questionner leur fausse évidence : on rappellera notamment que de nombreux déportés n'ont pas voulu évoquer, après leur libération, ce qu'ils avaient vécu dans l'univers concentrationnaire. D'autres se sont heurtés à une incompréhension même bienveillante de leurs proches et de leur entourage. D'autres enfin ont exprimé de différentes façons que cette expérience ne pouvait pas être transmise ‹ parce que trop exceptionnelle, trop extrême, trop avilissante aussi ‹ à des personnes qui n'avaient pas la moindre idée de ce que pouvait être la vie dans ces camps.

Considérons d'abord une série de réponses habituellement apportées à la question de la nécessaire mémoire des crimes nazis, à savoir qu'il faut se souvenir des crimes nazis :

  • pour que ça ne se répète jamais : « plus jamais ça! »,
  • pour honorer les victimes de ces crimes, par respect à leur égard,
  • pour lutter contre le racisme et l'antisémitisme qui peuvent toujours ressurgir,

Sans dénier toute légitimité à ces affirmations, on peut néanmoins faire quelques réflexions sur leur pertinence générale.

Plus jamais ça !

Cette expression qui est encore aujourd'hui fréquemment employée est en fait apparue à l'issue de la Première Guerre mondiale chez les pacifistes et chez un certain nombre d'anciens combattants qui craignaient que l'Europe ne plonge à nouveau dans une telle folie meurtrière. Pourtant, deux décennies plus tard, malgré cet avertissement, l'Allemagne nazie déclenchait la Seconde Guerre mondialeŠ Suffit-il alors de se souvenir pour éviter que le pire ne se répète ? Sans doute pas. Et cela pour au moins deux raisons.

L'histoire ne se répète jamais identiquement. Aujourd'hui, en Europe occidentale, ceux qui se réclament du nazisme (ou d'une idéologie similaire) ne représentent heureusement qu'une très petite minorité qui ne risque pas de prendre le pouvoir (au moins à court terme). En revanche, l'on constate que des massacres importants ont eu lieu par exemple au Cambodge sous la dictature khmère rouge entre 1975 et 1979 ou pendant la guerre civile en Bosnie-Herzégovine entre 1992 et 1995, qu'un véritable génocide s'est déroulé pratiquement au su et au vu du monde entier au Rwanda en 1994. Et l'on pourrait malheureusement citer beaucoup d'autres massacres de plus ou moins grande ampleur dans bien d'autres parties du monde.

Les contextes changent, les situations sont différentes, et les raisons qui poussent certains États, certains pouvoirs ou certains groupes à persécuter et à massacrer des populations ou des fractions de population pour des raisons politiques, ethniques, raciales, religieuses ou autres, varient grandement selon les lieux et les époques. S'il est facile après coup de repérer les signes avant-coureurs de ces crimes de masse, il est beaucoup plus difficile de prévoir et surtout de prévenir de telles situations. L'émotion que suscite un passé dramatique et monstrueux ne suffit donc pas à comprendre les situations présentes qui sont différentes de celle de l'Europe en guerre et où les individus et les groupes d'individus ‹ assassins et victimes ‹ obéissent à des motivations très éloignées de celles des nazis et de tous ceux qu'ils ont persécutés. Le racisme antisémite par exemple n'explique en rien ni ne pouvait laisser prévoir ce qui s'est passé au Cambodge quand les Khmers rouges ont pris le pouvoir en 1975. Un second facteur est ce qu'on appelle « l'instrumentalisation » du passé : l'accusation de fascisme ou de nazisme est très facilement utilisée par certains pouvoirs, notamment étatiques, pour dénoncer des adversaires politiques et justifier leurs propres actions parfois illégitimes. On se souvient par exemple que la présidence de George W. Bush a comparé Saddam Hussein à Hitler pour convaincre l'opinion publique d'approuver l'intervention américaine en Irak en 2003. Toute accusation en référence au nazisme n'est pas légitime ni crédible.

Le souvenir du passé, s'il peut éclairer certains dangers présents, ne permet donc pas d'anticiper de façon certaine de possibles meurtres de masse dans des contextes nécessairement inédits.

Se souvenir des victimes

Toutes les sociétés humaines honorent leurs morts qu'elles enterrent ou dont elles conservent (pendant un temps) le souvenir sous différentes formes matérielles (tombeaux, stèles, monuments). Les victimes du nazisme, assassinées dans des conditions effroyables, méritent incontestablement que nous en gardions le souvenir, et que leur mémoire reste honorée alors que rien ne justifiait que leur vie soit ainsi brisée par d'autres hommes. Ce souvenir concerne bien sûr également les survivants dont les souffrances furent immenses et injustifiées.

On nuancera cependant cette idée en soulignant l'ambivalence des sentiments que les différentes victimes elles-mêmes ‹ notamment celles qui ont survécu ‹ peuvent éprouver à l'égard de ces reconnaissances. Lorsque nous perdons un proche aimé, nous avons tendance à nous souvenir des meilleurs moments de sa vie, et nous évitons de nous rappeler les épisodes pénibles d'une longue maladie par exemple : si nous envisageons notre propre décès, nous-mêmes préférons certainement laisser une image positive plutôt que celle d'une déchéance plus ou moins accentuée. Or les images (qu'elles soient photographiques ou écrites) que nous avons du système concentrationnaire nazi sont précisément des images de déchéance, d'avilissement, d'humiliation extrême avec des individus réduits, comme cela a souvent été dit, à l'état de bêtes. Ainsi, lorsque les Alliés ont libéré les camps nazis, ils ont, devant l'horreur de ce qu'ils découvraient, voulu filmer ces camps pour témoigner à la face du monde de la barbarie nazie : il n'est pas sûr cependant que ces hommes et ces femmes décharnés, sales, squelettiques, hagards, avilis, aient voulu donner ‹ notamment à leurs proches ‹ une telle image d'eux-mêmes. Et qui voudrait laisser comme souvenir celui d'un corps affamé, jeté dans un charnier de façon anonyme ?

Cela ne signifie évidemment pas qu'il faille oublier de telles images, mais percevoir leur horreur ne suffit sans doute pas à rendre hommage aux victimes : c'est pour cela que beaucoup de sites de mémoire exposent également des photos (ou des documents) qui évoquent la vie quotidienne des personnes concernées avant leur déportation, pour que leur existence ne soit pas précisément réduite à celle de cadavres anonymes ou de cendres enfouies.

De façon générale, au-delà de l'émotion légitime que suscitent les images des camps, il est difficile d'imaginer ce qu'a pu être la vie (et la mort) dans l'univers concentrationnaire nazi : seuls des témoignages, oraux, écrits, filmés ou de vive voix, ainsi que des travaux historiques de qualité permettent d'approcher cette expérience d'une façon qui soit profondément respectueuse de toutes les victimes.

Combattre le racisme

À la fin de son intervention devant la classe de madame Guéguen, Léon Zyguel, ancien déporté, rappelle l'importance de la lutte contre le racisme, et c'est là incontestablement un combat démocratique essentiel. Il faut cependant rappeler que beaucoup de victimes du nazisme n'ont pas été persécutées pour des raisons raciales mais pour des motifs politiques, d'« hygiène » sociale (les réputés « asociaux »), de coûts économiques (les handicapés ont été euthanasiés parce qu'ils représentaient une charge « insupportable » et que leur vie n'avait aucune « valeur ») ou de nature « morale » (les homosexuels par exemple). Se focaliser sur le racisme ‹ aussi légitime soit ce combat ‹ risque ainsi de négliger d'autres formes d'intolérance, de haine, d'inégalité, de discrimination, de domination, parfois tout aussi graves.

En outre, aussi condamnable soit le racisme, on ne peut pas affirmer qu'il conduise nécessairement à des pratiques génocidaires comme ce fut le cas pour le nazisme : il y a incontestablement aujourd'hui dans les pays de l'Union Européenne de nombreuses manifestations de racisme à l'égard de différents groupes minoritaires, mais, s'il faut les combattre, il faut aussi reconnaître que des garanties juridiques, tant au niveau européen qu'au niveau national, interdisent toutes formes de racisme, en particulier de la part des pouvoirs étatiques, et rendent de ce fait très improbables ‹ dans le contexte actuel ‹ la répétition de politiques extrêmes comme celles du régime nazi. S'il faut combattre les nouvelles manifestations de racisme, celui-ci n'explique pas seul un génocide : d'autres conditions sociales et politiques ‹ l'état de guerre favorise incontestablement les mesures extrêmes tout en abaissant parfois dramatiquement le niveau moral auquel devraient se conformer les autorités ‹ sont nécessaires pour que de telles pratiques criminelles soient possibles.

Des questions qui fâchent ?

Éducateurs ou animateurs peuvent être confrontés, à l'évocation des crimes commis par le régime nazi, à différentes objections de nature politique ou morale, soulevées par un public de non-spécialistes (objections qui relèvent pour une grande part de ce qu'on appelle « la concurrence des mémoires ou des victimes »). Sans prétendre à l'exhaustivité, voici quelques opinions que l'animateur ou l'éducateur pourrait rencontrer :

  • « On parle toujours du nazisme mais il y a bien d'autres crimes qu'on oublie, tout aussi graves. On ne parle jamais de l'esclavage ou de la colonisation. »
  • « Les victimes sont devenues les bourreaux : voyez ce qui se passe en Israël. »
  • « On parle toujours des crimes contre les Juifs, jamais contre les musulmans. Ce sont toujours les musulmans qui sont accusés. »
  • « Le nazisme est toujours condamné, mais c'est une justice des vainqueurs. Ça permet d'effacer les crimes des Alliés. »
  • « Tout cela appartient à l'histoire ancienne : pourquoi continuer à poursuivre des vieillards séniles, même si ce sont des criminels ? Ne vaudrait-il pas pas mieux oublier tout cela ? Ne convient-il pas plutôt de se consacrer au temps présent et aux problèmes actuels? »

L'on proposera quelques éléments de réponse, même s'il n'est pas possible de prévoir toutes les remarques qui pourraient être éventuellement faites par les participants.

Bien entendu les textes proposés ci-dessous constituent des pistes de réflexion et de discussion qui ne se prétendent pas définitives mais dont l'argumentation essentielle repose sur les valeurs démocratiques de liberté et d'égalité ainsi que sur le respect fondamental des Droits humains universels.

D'autres crimes ?

Le nazisme a suscité un important travail historique, d'abord à cause de la gravité des crimes commis qui paraissaient sans commune mesure avec les crimes de masse commis jusqu'alors, ensuite parce qu'une grande partie de cette politique a été cachée volontairement par les nazis : on sait aujourd'hui par exemple que, face à l'avancée des troupes soviétiques, les nazis ont fait déterrer (par des détenus) puis brûler dans de gigantesques bûchers les nombreux cadavres qui avaient été seulement enfouis dans de grandes fosses communes afin de faire disparaître les traces de leurs crimes. Le fait que ces crimes aient été commis au cœur de l'Europe par une nation dont le développement économique, social et culturel était reconnu, explique également l'intérêt que les historiens européens (mais aussi américains) portent à ces événements : au-delà des faits, la question souvent posée est de savoir si ces crimes furent un phénomène exceptionnel propre à un pays ou à un régime, ou s'ils trouvent une part de leur explication dans la nature même des sociétés européennes. Bien entendu, les réponses à cette question varient selon les historiens et philosophes.

Cette attention portée à la période nazie n'est cependant pas exclusive, et la colonisation ou l'esclavage suscitent également d'importants travaux historiques et font actuellement l'objet de nombreuses recherches. Ces travaux n'ont pas nécessairement la place qu'ils méritent dans l'espace public et notamment dans les médias qui obéissent d'abord aux sollicitations du présent (comme les commémorations...) en donnant une image fragmentaire de l'ensemble de l'histoire universelle. Il faut d'ailleurs souligner que la période nazie elle-même a suscité un intérêt variable selon les époques : en France par exemple, le public dans l'immédiat après-guerre s'est surtout intéressé au sort des résistants et des déportés politiques, et ce n'est qu'à partir de la fin des années 1970[1] que l'accent a été mis progressivement sur le génocide des Juifs ; le sort des Tsiganes ou des homosexuels est également resté relativement méconnu jusqu'à une époque récente.

Il serait faux cependant de prétendre que certains crimes de masse sont volontairement et systématiquement négligés ou oubliés. Mais une information correcte - qu'il s'agisse de la colonisation, de l'esclavage, du totalitarisme stalinien ou maoïste, du génocide au Rwanda, de la guerre en Bosnie ou de tout autre événement de même nature - suppose un travail de recherche parfois important pour en saisir la portée (ne serait-ce que le nombre de victimes), déterminer les coupables et les complices, comprendre enfin les « mécanismes » qui ont abouti à de tels événements. S'il ne convient pas de faire de différence entre les victimes assassinées, massacrées, torturées, battues ou humiliées, quelle que soit leur histoire ou leur appartenance communautaire (race, ethnie, religion...), quelles que soient les circonstances où elles ont pu être brutalisées ou mises à mort, tout jugement moral, éthique ou politique suppose que l'on dispose d'une telle information aussi complète que possible.

Si un tel travail prend un certain temps, notre mémoire individuelle ou collective n'est pas étroitement limitée, et il nous est tout à fait possible de prendre connaissance des crimes nazis comme de bien d'autres crimes contre l'humanité commis en d'autres lieux et à d'autres moments, et de porter un jugement moral à leur encontre : notre mémoire ne doit pas être exclusive, et il serait moralement injustifiable de prétendre que certaines victimes auraient moins de « valeur » que d'autres. Et il serait surtout injustifiable de prétendre que certains de ces crimes n'ont pas existé.

De manière générale, il est normal que nous soyons plus sensibles aux torts commis à la communauté à laquelle nous appartenons ou pensons appartenir. Mais la « concurrence des mémoires » entre des communautés qui s'estiment toutes victimes de l'Histoire ne doit pas conduire à opposer des catégories de victimes. Il faut en effet rappeler que l'appartenance à une communauté n'est jamais exclusive et que chacun d'entre nous appartient en fait à plusieurs groupes : on peut être femme, d'origine africaine, descendante d'esclaves et américaine et se reconnaître dans ces différentes identités. Et surtout, nous appartenons tous et toutes à une communauté humaine englobante qui nous impose de reconnaître les crimes commis à l'encontre de différentes communautés spécifiques dans l'Histoire, non pas parce que les victimes appartiendraient à une ethnie, à une religion ou à un groupe social ou politique déterminé, mais parce qu'elles sont ou étaient d'abord et avant tout des êtres humains.

Victimes et bourreaux ? Les Juifs et Israël

On sait que les Juifs d'Europe constituèrent les cibles principales des persécutions raciales nazies et furent les victimes d'un génocide perpétré en particulier dans des chambres à gaz spécialement construites à cette fin. À l'issue de la Seconde Guerre mondiale cependant, la création en 1948 de l'État d'Israël par des Juifs sionistes venus essentiellement d'Europe à partir de la fin du XIXe siècle et, pour une part d'entre eux, rescapés du génocide, a suscité un sentiment d'agression et d'injustice dans les pays arabes voisins et chez les habitants arabes de Palestine dont un grand nombre (700 000 environ) a été contraint de quitter le territoire du nouvel État. Depuis lors, après plusieurs guerres et des années de révolte palestinienne (au cours de ce qu'on a appelé la première puis la seconde Intifada), les négociations de paix (entamées lors les accords d'Oslo en 1993) piétinent et laissent subsister un très fort ressentiment en particulier chez les Palestiniens.

Au cours de ce conflit prolongé, l'État d'Israël a été à plusieurs reprises accusé d'atteintes aux Droits de l'Homme ainsi que de crimes de guerre avec en particulier un recours démesuré à la force militaire, ce qui a provoqué de nombreuses victimes civiles. Les combattants palestiniens ont quant à eux souvent été accusés de recourir au terrorisme, notamment lors de la vague d'attentats-suicides en Israël au cours de la seconde Intifada (entre 2001 et 2005).

Dans ce contexte, il est difficile d'évoquer les persécutions antisémites perpétrées par les nazis, sans que ne surgisse au cours des débats la question du conflit israélo-palestinien. Plusieurs remarques doivent être faites à ce propos.

Les victimes juives du génocide n'ont évidemment rien à voir avec la situation de l'État d'Israël aujourd'hui. Et les victimes ne sont pas devenues des bourreaux : elles sont mortes assassinées. Reconnaître la réalité de ce génocide, prendre conscience de la gravité de ce crime et de son caractère inédit par son ampleur et les techniques utilisées n'impliquent pas que l'on approuve la politique israélienne ou certains de ses aspects.

Par ailleurs, s'il est patent que l'État d'Israël est responsable d'atteintes aux Droits de l'Homme et de crimes de guerre (la place manque ici pour en évoquer les preuves), la politique israélienne à l'égard des Palestiniens, même si elle est contestable ou condamnable, ne s'apparente en rien à un génocide comme celui perpétré par les nazis : pour rappel, un génocide (notion définie juridiquement en 1944) désigne l'extermination volontaire de l'ensemble d'une nation ou d'un groupe ethnique. Des crimes de guerre comme les bombardements de populations civiles ou des atteintes aux Droits de l'Homme comme la torture - aussi condamnables soient-ils - ne sont donc pas constitutifs d'un génocide. Et il ne saurait être question d'un génocide à l'encontre des Palestiniens.

Une autre confusion à lever concerne l'assimilation de l'ensemble des Juifs dans le monde à l'État d'Israël. Si beaucoup de Juifs en Europe et ailleurs dans le monde ont une relation privilégiée avec Israël (qui se définit comme un État juif), ils ne sont évidemment pas responsables de la politique menée par ses dirigeants : nombre d'entre eux - même s'ils sont sans doute minoritaires - sont en outre critiques à l'égard du gouvernement israélien et de la politique menée à l'égard des Palestiniens. À l'intérieur même d'Israël, plusieurs associations (elles aussi minoritaires) défendent les droits des Palestiniens et dénoncent régulièrement les atteintes aux Droits de l'Homme commises par l'armée ou la police israéliennes.

De manière générale, les injustices commises à l'égard des uns ne permettent pas d'excuser, ni de minimiser et encore moins de nier les injustices commises à l'égard des autres. La défense des Droits humains doit se faire de manière universelle et s'appliquer à tous les lieux, à toutes les époques, à tous les crimes éventuellement commis dans le monde.

L'Islam en question ?

Depuis les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis, les musulmans se sentent régulièrement mis en cause, parfois de manière violente, dans les pays occidentaux. Certains d'entre eux peuvent même percevoir dans l'évocation de l'univers concentrationnaire nazi - une problématique qui semble pourtant n'avoir aucun rapport avec l'Islam - une forme de « privilège » moral accordé aux victimes juives au détriment des musulmans.

On a déjà remarqué qu'il serait absurde de participer à une « concurrence des mémoires » entre des groupes de victimes, et qu'il convient de reconnaître, même s'ils sont d'ampleur et de nature différentes, tous les crimes commis ici ou ailleurs à l'encontre de communautés persécutées pour des raisons de race, d'idéologie, de religion, de sexe, d'appartenance ethnique ou autre.

Il faut certainement reconnaître par ailleurs que les musulmans qui sont minoritaires dans les pays européens (à l'exception du Kosovo et de l'Albanie) sont aujourd'hui victimes de préjugés grandissants qu'on peut qualifier d'islamophobes : cette idéologie consiste à prétendre notamment que la religion musulmane est inconciliable avec la démocratie, qu'elle est porteuse de conceptions « archaïques » (concernant notamment la famille et le statut des femmes) et qu'elle vise à imposer progressivement ou violemment ses normes (la sharia) aux différents pays européens. Cette islamophobie s'alimente bien sûr de la peur suscitée par les actions terroristes menées par différents mouvements islamistes radicaux auxquels sont assimilés abusivement tous les musulmans en Occident et dans le monde. Il est clair aussi que ce mouvement qui prétend ne critiquer que la religion musulmane vise bien plus largement ses adeptes, quels qu'ils soient et quelle que soit la manière dont ils pratiquent ou considèrent leur religion.

De telles réactions cependant restent heureusement minoritaires (même si elles sont inquiétantes), et les musulmans bénéficient évidemment des mêmes droits démocratiques (dont la liberté de culte et de croyance) que les autres citoyens européens (ce qui ne signifie pas qu'ils ne soient pas dans les faits victimes de discriminations diverses). L'idée d'une « guerre de religion » entre juifs et chrétiens d'un côté et musulmans de l'autre se répand néanmoins dans des milieux extrémistes (même s'ils sont opposés).

Il faut dès lors bien souligner qu'il n'y a pas de guerre globale contre les musulmans (ni d'ailleurs contre les chrétiens) ni encore moins de génocide à leur encontre. Ainsi, le conflit israélo-palestinien est d'abord un conflit national portant sur des territoires que les uns et les autres revendiquent : parmi les Palestiniens, il y a notamment une minorité chrétienne qui est victime des mêmes discriminations de la part des Israéliens[2]. Dans la même perspective, les conflits qui ont ensanglanté le Moyen Orient ces dernières décennies comme la guerre entre l'Irak et l'Iran (1980-88), la guerre du Golfe (1990-91) puis l'invasion de l'Irak (2003) ou la guerre civile en cours actuellement en Syrie ne sont pas motivées par des raisons religieuses mais essentiellement politiques et géopolitiques : si l'on prend en particulier le cas des États-Unis (en 1990 et en 2003), leur objectif - aussi contestable soit-il - n'était pas de tuer ni d'asservir les musulmans d'Irak (ils ont au contraire cherché des alliés parmi les différentes communautés musulmanes d'Irak) mais de renverser un dictateur qu'ils estimaient hostile et néfaste. Cette politique peut être qualifiée d'impérialiste et condamnée comme telle, mais elle n'avait évidemment aucune motivation religieuse. C'est encore plus clair en Syrie où une guerre civile oppose la population (ou certaines fractions) au pouvoir en place : ce n'est que récemment que des groupes extrémistes se réclamant d'un Islam radical ont donné une dimension religieuse à leur combat, leurs principales victimes (les soldats du régime) étant pourtant pleinement musulmanes.

Enfin, et c'est sans doute le plus important, il faut rappeler que la persécution des Juifs par les nazis n'avait pas de motivations religieuses mais bien racistes : c'est parce qu'ils étaient supposés appartenir à la même race que les Juifs ont été déportés et assassinés, qu'ils aient été ou non croyants, qu'ils se soient ou non assimilés aux populations environnantes, qu'ils se soient eux-mêmes ou non considérés comme Juifs. Reconnaître le génocide juif n'implique donc aucune reconnaissance d'un quelconque fait religieux. Et, pour terminer, l'on n'oubliera pas que le nazisme a fait bien d'autres victimes , qu'il s'agisse des résistants, des otages, des Tsiganes, des handicapés mentaux, des populations civiles « slaves », des prisonniers de guerre soviétiques et d'autres, persécutés pour de multiples raisons, notamment raciales.

Une justice de vainqueurs ?

Le tribunal de Nuremberg destiné à juger les crimes du régime nazi a été mis en place par les puissances alliées (Grande-Bretagne, USA, URSS, France) et s'est tenu de novembre 1945 à octobre 1946 : sans la victoire des Alliés, un tel tribunal aurait été évidemment impossible. Depuis, certains reprochent à ce tribunal (mais également aux procès qui ont suivi notamment en Allemagne fédérale) d'incarner une « justice de vainqueurs » qui oublierait les crimes commis par les Alliés eux-mêmes et qui exagérerait ou même mentirait quant aux crimes commis par les nazis. Dans le pire des cas, ces accusations conduisent à nier implicitement ou explicitement le génocide des Juifs et l'existence des chambres à gaz.

Il n'est pas possible de démonter ici les pseudo-arguments des « négationnistes »[3], et l'on s'attachera seulement à la notion plus vague de « justice de vainqueurs ».

Il faut d'abord rappeler que l'institution d'un tribunal pour juger les crimes du régime nazi constituait en 1945 une démarche inédite : après la Première Guerre mondiale, les Alliés - France, Grande-Bretagne, États-Unis, Italie... - n'ont pas estimé nécessaire de mettre en accusation les dirigeants allemands et autrichiens (ou ils ont rapidement renoncé à cette idée). En 1945, les crimes commis par les nazis sont tellement nombreux, tellement visibles, et ont fait tellement de victimes que les Alliés jugent effectivement que des crimes d'une telle ampleur ne peuvent pas rester impunis. C'est dans ces circonstances que vont être élaborées des notions juridiques nouvelles comme les crimes contre l'humanité (qui « incluent des actes commis dans le cadre d'une attaque généralisée ou systématique lancée contre toute population civile ») ou le génocide qui vise à anéantir l'ensemble d'une population « en raison de ses origines ethniques, religieuses ou sociales ».

Le tribunal de Nuremberg a nommé ses propres experts, qui ont recueilli une somme de témoignages et de documents permettant ensuite l'inculpation et la condamnation d'un grand nombre de criminels nazis. Depuis lors, de nombreux historiens ont travaillé sur cette période, et ces historiens de diverses nationalités, de convictions religieuses et politiques différentes, travaillant dans de multiples universités européennes (en particulier allemandes) et américaines, ont confirmé pour l'essentiel les preuves apportées par le tribunal. Pour ne donner qu'un seul exemple, les historiens ont pu reconstituer la composition de tous les trains de déportés raciaux (juifs mais aussi tsiganes) partis de France (79 convois emportant plus de 74 000 personnes) et de Belgique (26 convois avec plus de 25 000 personnes) dont on compte à peine 3% et 5% de survivants après la guerre.

Autrement dit, le fait qu'il s'agissait d'une « justice de vainqueurs » n'implique évidemment pas que cette justice ait été mensongère ni que les preuves apportées aient été falsifiées. Au contraire, on peut affirmer que la documentation accumulée depuis 1945 par les historiens comme par les tribunaux de différents pays appelés à juger des criminels nazis a révélé l'ampleur et la gravité des crimes du régime hitlérien.

Cela ne signifie pas que les Alliés ne se soient pas rendus également coupables d'un certain nombre de crimes de guerre comme l'assassinat de soldats (allemands ou japonais) qui s'étaient rendus ou de violences à l'encontre des civils. Si ces crimes n'ont pas été jugés ni à Nuremberg ni ailleurs, ils sont cependant documentés par des travaux historiques nombreux qui soulignent que ces crimes furent parfois très importants mais qu'ils n'ont pas atteint le caractère génocidaire du régime nazi. On ne prendra à ce sujet qu'un seul exemple du côté américain : les bombardements atomiques de Hiroshima et Nagasaki. Même si, du point de vue du droit international de l'époque, la qualification de ces bombardements comme crimes de guerre donne lieu aujourd'hui encore à des discussions, il est difficile de considérer, d'un point de vue simplement moral, que de tels bombardements sur des populations civiles n'étaient pas criminels et particulièrement cruels. Mais on voit cependant plusieurs différences essentielles entre ces bombardements et les crimes nazis les plus graves dont le génocide des Juifs (même si, pour les victimes innocentes, de telles distinctions n'ont aucun sens) : en procédant à ces bombardements, les responsables américains visaient un objectif militaire, à savoir la reddition du Japon, et ils ne cherchaient pas à anéantir la totalité de la population japonaise (dès la capitulation du Japon comme de l'Allemagne, tous les bombardements alliés ont été immédiatement arrêtés). En revanche, le génocide des Juifs ou des Tsiganes, l'assassinat des handicapés mentaux, la persécution des homosexuels et, de manière générale, l'ensemble du système concentrationnaire nazi ne répondaient à aucun objectif militaire et visaient bien - que l'Allemagne gagne ou non la guerre - à anéantir en totalité ou en partie des groupes de personnes civiles qui n'étaient coupables d'aucune faute. Il ne s'agit pas d'absoudre les Alliés de leurs crimes, mais de prendre en compte, comme le fait n'importe quel tribunal, la différence de gravité entre ces crimes et ceux du régime nazi dont l'ampleur, la nature, le caractère systématique sont exceptionnels.

De l'histoire ancienne ?

Pourquoi se souvenir du régime concentrationnaire nazi ? Alors que les survivants de cette période disparaissent lentement, ces événements ne doivent-ils pas prendre place dans l'Histoire comme les guerres napoléoniennes, la découverte de l'Amérique ou la chute de l'Empire romain ? Et sommes-nous moralement obligés de nous souvenir de toutes les victimes de l'Histoire depuis l'Antiquité (ou même avant) et dans toutes les régions du monde ? Ou faut-il au contraire accorder une place unique au nazisme par rapport par exemple au massacre de Nankin, au génocide des peuples amérindiens et aborigènes (essentiellement dû aux épidémies et aux famines provoquées par la confiscation de leurs terres ancestrales mais également à des massacres restés impunis), aux violences souvent extrêmes de la colonisation (comme les enfumades lors de la conquête de l'Algérie), au goulag stalinien, au génocide des Arméniens, à la Révolution culturelle maoïste, aux dragonnades sous Louis XIV, aux traites négrières occidentales mais aussi orientales ?[4]

Chacun répondra individuellement à ces questions, et personne n'est obligé de s'intéresser à l'Histoire ni aux crimes de masse qui la parsèment. Il faut d'ailleurs être conscient que l'attention portée aux victimes de l'Histoire est relativement récente et est liée à la diffusion des valeurs démocratiques dans l'opinion publique qui reconnaît ainsi les injustices commises à l'égard de groupes ou de populations minorisés, dominés, marginalisés, conquis, soumis à un pouvoir arbitraire et meurtrier : il y a cent ou même cinquante ans, à une époque encore imprégnée de nationalisme, l'on préférait célébrer les « vainqueurs », les guerriers, les « héros », les défenseurs de la patrie auxquels tous devaient être reconnaissants. C'est une conception universelle des droits humains qui interdit aujourd'hui de considérer que les atteintes (surtout les plus graves) à ces droits fondamentaux pourraient être niées, oubliées ou négligées au nom de considérations supposées plus « hautes » ou plus importantes (comme la « Civilisation », le « progrès », les « nécessités de la guerre », la « défense de la Foi », la « volonté du Peuple »...).

Si, par conviction morale, l'on entend rendre justice aux victimes de l'Histoire, il convient alors de refuser la « concurrence des mémoires » qui consiste à opposer des communautés et à affirmer les droits supérieurs de l'une au détriment de l'autre, ce qui conduit fréquemment au « négationnisme », c'est-à-dire à dénier l'existence même des torts commis à l'égard d'une communauté supposée « rivale » ou adverse. Si le racisme est souvent à la base des discriminations et des persécutions exercées à l'égard de certaines communautés, il faut sans doute éviter de renforcer par une telle concurrence mémorielle les oppositions entre communautés en imposant en particulier aux individus une appartenance et une identité dans laquelle ils ne se reconnaissent pas nécessairement : les enfants par exemple ne doivent évidemment pas être jugés coupables collectivement des crimes de leurs pères, et les jeunes Allemands ne sauraient être rendus responsables des crimes nazis.

Cela ne signifie pas que l'Allemagne comme nation ne doive pas reconnaître les torts causés à la communauté juive, même si ses dirigeants actuels n'y ont eu aucune part. Une telle reconnaissance, qui peut être difficile à assumer, est sans doute indispensable pour que les communautés, dont les histoires divergent, les unes ayant été abaissées au rang de victimes et les autres s'étant révélées criminelles, puissent continuer à vivre ensemble. En cela, l'Histoire, qui est portée par une exigence de vérité objective (même s'il s'agit d'un idéal qui est, dans la pratique, rarement atteint), est appelée à jouer un rôle de reconnaissance morale, indispensable à l'apaisement des mémoires.

L'histoire cependant est complexe, diverse et difficile à établir. Certaines évaluations sont indispensables mais peuvent prêter à controverse : l'importance des crimes commis - avec des distinctions récentes comme crimes de guerre, crimes contre l'humanité, génocide... -, les intentions supposées à la base de ces crimes - racisme, lutte contre des « ennemis », motivations politiques, simple indifférence...-, les préjudices subis et leurs effets actuels restent souvent difficiles à établir. Dans tous les cas, il est cependant indispensable d'avoir une bonne connaissance historique - ce qui suppose une recherche parfois longue et difficile - des faits avant de poser un jugement moral qui ne soit pas sommaire ni biaisé (notamment par les partis pris).

Si la reconnaissance des torts subis est un enjeu moral incontournable, l'histoire des crimes de masse - qui peut être éprouvante à découvrir - pose encore d'autres questions éthiques sur l'humanité dans ce qu'elle a de plus extrême.

Du côté des victimes, elle interroge la manière dont elles ont pu vivre ou mourir dans des conditions effroyables. Si le courage est souvent évoqué, il faut aussi tenir compte de l'abaissement au sens le plus fort du terme subi par les victimes dans un système comme les camps de concentration nazis, victimes rabaissées comme on dit au rang de bêtes. Un tel état d'abaissement est difficile à penser ou à imaginer, et il faut lire beaucoup de témoignages pour en approcher un tant soit peu la réalité. On n'évoquera qu'un seul point qui mérite une réflexion, à savoir la honte que beaucoup de déportés ont éprouvée au sortir de cette épreuve, alors qu'ils avaient été les victimes d'un système inhumain : seule une analyse psychologique et morale approfondie permet de comprendre un tant soit peu un tel sentiment en apparence paradoxal.

À l'inverse, si la condamnation des bourreaux est générale, les raisons de leurs crimes et les conditions qui ont rendu ces crimes possibles suscitent également d'importantes interrogations. Ainsi, il n'est pas possible de se contenter de réponses sommaires à propos du système concentrationnaire nazi : le racisme par exemple, évident chez les responsables nazis, n'explique pas que de nombreux individus, qui ont pu déclarer après-guerre qu'ils « n'avaient personnellement rien contre les Juifs », aient pourtant participé, parfois directement, à l'extermination des Juifs. Dans la même perspective, on se souviendra que, dans le climat nationaliste d'après-guerre, on a pu imputer la barbarie nazie au caractère supposé discipliné des Allemands (ce qui était oublier bien sûr que de nombreux Allemands ont eux-mêmes été victimes de cette barbarie). Le caractère réducteur d'une telle explication apparaît sans doute facilement aujourd'hui, et le nazisme, qui appartient à l'histoire allemande, se lie de multiples façons à l'ensemble de l'histoire européenne : l'antisémitisme, loin d'être une spécificité germanique, était très largement partagé et entretenu par des fractions importantes de l'opinion publique dans d'autres pays européens comme la France, la Pologne, la Hongrie, la Roumanie... La question se pose alors de comprendre comment cet antisémitisme diffus en Europe a pu se transformer en Allemagne nazie en politique génocidaire.

La réponse à une telle question n'est pas du tout évidente et conserve quant à elle toute son actualité : de telles politiques meurtrières, sans doute d'ampleur différente et visant d'autres groupes de victimes, sont aujourd'hui encore possibles comme en ont témoigné la guerre civile et l'épuration ethnique en ex-Yougoslavie entre 1992 et 95 dans une Europe qui se croyait immunisée contre ce genre de pratiques, ou encore le génocide des Tutsis au Rwanda d'avril à juillet 1994. Si l'on peut espérer que la plupart d'entre nous ne serons jamais confrontés à de telles situations, de tels crimes ne peuvent laisser indifférents, et il faut s'interroger sur les conditions qui les rendent possibles mais aussi sur les différents acteurs - dirigeants, exécutants, témoins... - qui y participent de façon plus ou moins directe.

Encore une fois, l'histoire mais aussi la psychologie et la sociologie, sans donner de réponses définitives ni d'une absolue certitude, permettent en tout cas d'apporter des éléments de réponses, qui ne soient pas naïves, à de telles questions. Et ces questions engagent tous les êtres humains qui refusent de laisser triompher l'injustice où que ce soit dans le monde, et quelles que soient les victimes de ces injustices.

Quelques références bibliographiques :
  • Jean-Michel Chaumont, La concurrence des victimes. Génocide, identité, reconnaissance. Paris, La Découverte, 2010.
  • Jacques SEMELIN, Purifier et détruire. Usages politiques des massacres et génocides. Paris, éd. du Seuil, 2005.
  • Online Encyclopedia of Mass Violence

1. L'ouvrage fondamental de l'historien américain Raul Hilberg, La Destruction des Juifs d'Europe, publié en 1961, n'a été traduit en français qu'en 1988.

2. Comme expliqué dans le film, il est faux de prétendre que la politique israélienne à l'égard des Palestiniens ait un caractère génocidaire, aussi critiquable soit-elle par ailleurs. La Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide approuvée par l'Assemblée générale dans sa résolution 260 A (III) du 9 décembre 1948 énonce que le génocide s'entend de l'un quelconque des actes ci-après, commis dans l'intention de détruire, ou tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel :
a) Meurtre de membres du groupe;
b) Atteinte grave à l'intégrité physique ou mentale de membres du groupe;
c) Soumission intentionnelle du groupe à des conditions d'existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle;
d) Mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe;
e) Transfert forcé d'enfants du groupe à un autre groupe.
Dans cette définition du génocide, la notion de groupe est essentielle, et il est clair que la politique israélienne ne vise pas à détruire, en tout ou en partie, le peuple palestinien. En revanche, on peut accuser raisonnablement Israël d'tattientes multiples aux Droits de l'homme (comme des arrestations arbitraires ou des faits de torture) ainsi que de crimes de guerre (comme le meurtre de civils lors notamment des interventions militaires dans al bande de Gaza).

3. Seule une secte de pseudo-historiens prétend que les chambres à gaz n'auraient pas existé, malgré les témoignages et les multiples documents nazis qui en attestent. Cette secte, qui se contente de mettre en cause de façon isolée chaque élément de preuve, est évidemment incapable d'expliquer ce que sont devenus par exemple les dizaines de milliers de Juifs déportés de France, de Belgique ou de Hollande, mais aussi les millions de Juifs qui vivaient en Pologne avant-guerre et dans les autres pays occupés. On peut se reporter à ce propos à l'analyse des Grignoux intitulée « Pourquoi les « négationnistes » ne sont pas des historiens... »

4. Tous ces faits sont bien documentés historiquement, et l'on trouvera, si on le désire, de la documentation à leur propos, même si beaucoup restent sujets à polémiques.

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