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Une analyse proposée par les Grignoux
et consacrée au film
Le Procès du siècle
(Denial)

de Mick Jackson
États-Unis/Grande-Bretagne, 2017, 1h50

Le Procès du siècle au format pdfLes réflexions proposées ci-dessous s'adressent notamment aux animateurs en éducation permanente qui souhaitent aborder l'analyse du film Le Procès du siècle avec un large public. Cette analyse est également disponible gratuitement au format pdf.

L'analyse proposée ci-dessous s'intéresse plus particulièrement à la nature de la « vérité » qui est une construction humaine et sociale, nécessairement variable selon le domaine (judiciaire, historique, cinématographique…) où l'on se situe. Chacun de ces domaines a cependant ses propres critères qui permettent de juger de la vérité des propos des uns et des autres et d'établir en particulier que les négationnistes sont bien des falsificateurs.

Le film en quelques mots

Le Procès du siècle s'inspire de faits authentiques: Deborah Lipstadt, une historienne américaine qui avait publié en 1993 un ouvrage sur les négationnistes de la Shoah intitulé Denying the Holocaust: the growing assault on truth and memory, a été assignée trois ans plus tard en justice pour diffamation devant une Cour britannique par David Irving, qu'elle avait qualifié d'antisémite et de négationniste. La loi anglaise sur la diffamation imposait cependant aux défenseurs de Lipstatd d'apporter la preuve de ses affirmations. Pour démontrer qu'Irving était bien un falsificateur de l'Histoire, il devenait alors nécessaire de prouver que les chambres à gaz avaient bien existé à Auschwitz.

Le film de Mick Jackson ne prétend évidemment pas montrer toutes les preuves historiques qui ont été effectivement apportées au cours du procès, mais il met en lumière une série d'éléments particulièrement pertinents qui ont alors été exposés. Il souligne également les enjeux de ce procès qui risquait de donner une tribune au négationnisme, sinon même de donner raison à la plainte de David Irving sur la diffamation. Le rôle de la presse et des médias avides de nouvelles provocantes et spectaculaires est également bien analysé.

Qu'est-ce que ça prouve?

Le Procès du siècle pose la question de la preuve: qu'est-ce qui prouve que les chambres à gaz ont existé à Auschwitz ? et ailleurs ? Qu'est-ce qui prouve que le génocide a bien eu lieu ? Qu'est-ce qui prouve que les plus hautes autorités nazies ont décidé d'exterminer l'ensemble des populations juives d'Europe occupée ?

Mais, à l'issue de la projection, peut-on dire que la preuve est faite ?[1] La réponse doit être nuancée et implique sans doute de faire certaines distinctions entre notamment le film, la décision judiciaire, la vérité historique telle qu'elle est établie par les historiens. Si les uns et les autres s'accordent en effet sur ce qui s'est passé à Auschwitz et plus précisément sur l'existence des chambres à gaz dans ce camp, ils recourent néanmoins à des procédures différentes pour établir la vérité dans leurs domaines respectifs et sur le statut de la vérité dans chacun de ces domaines. Quelques questions simples permettent de lancer la réflexion à ce propos.

  • Le film: que montre, que dit, que raconte le film ? Peut-on parler de preuve ? de vérité ? ou seulement d'illustration ?
  • La décision judiciaire: que dit exactement cette décision ? Cette décision est-elle une preuve ? Pourquoi y a-t-il eu une incertitude sur l'issue de ce procès ? Qu'est-ce que le procès a montré quant à l'existence des chambres à gaz ? Quel a été le rôle des médias dans ce procès ? Y a-t-il eu un ou plusieurs moments décisifs dans ce procès ? Pourquoi ?
  • La vérité historique: quel fut le rôle des historiens dans ce procès ? Les historiens montrent-ils des réalités, étudient-ils des questions différentes de celles du monde judiciaire ? Quelles sortes de preuves apportent-ils sur le génocide juif ? Est-ce que pour les historiens, il n'y a désormais plus rien à dire ou à étudier sur Auschwitz ? Pourquoi peut-on dire les «négationnistes» de la Shoah ne sont pas de véritables historiens ?

Commentaires

Chaque lecteur devrait prendre le temps de la réflexion personnelle à propos des questions et des distinctions qui viennent d'être faites. Il n'est pas du tout sûr en revanche que tout le monde soit capable d'y répondre de manière immédiate et pertinente. En effet, les réponses exigent des connaissances spécifiques qui ne sont pas acquises par tout un chacun : la vérité judiciaire a ses propres normes — par exemple, le doute doit toujours bénéficier à l'accusé — et ses propres critères — par exemple l'intentionnalité est constitutive des fautes qualifiées de dolosives en droit civil —[2]; l'histoire quant à elle a une méthode, des procédures qui lui sont spécifiques et qui exigent une initiation et un apprentissage. Bien entendu, vérité judiciaire et vérité historique ne sont pas totalement différentes de la vérité au sens commun, mais la seule réflexion ne permet pas de comprendre ce qui les différencie.

On trouvera donc ici quelques commentaires qui permettent sans doute de répondre aux qusstions posées. L'on comprendra facilement que les commentaires les plus importants concernent le travail des historiens et la manière dont ils établissent la vérité, même si, dans une perspective d'éducation aux médias, l'analyse de la reconstitution cinématographique est certainement intéressante pour les spectateurs, jeunes ou moins jeunes.


1. L'auteur de cette analyse n'a aucun doute quant à l'existence des chambres à gaz à Auschwitz et dans les autres centres d'extermination. Mais enseignants et animateurs peuvent être confrontés au scepticisme ou à l'incrédulité de personnes qui, sans être des négationnistes, peuvent être sensibles aux «arguments» de ces derniers (qui cherchent bien sûr à créer le doute sans cependant apporter de véritable connaissance historique: ils sont bien sûr incapables de dire par exemple ce que sont devenus les 24 mille Juifs déportés de Belgique et qui ne sont jamais revenus). La question de la preuve se pose donc, même si le film Le Procès du siècle y apporte déjà des éléments de réponse.

2. On n'a cité ici que des exemples simples et bien connus de normes et critères judiciaires. Mais les réalités judiciaires sont évidemment plus complexes, et même les normes apparemment les plus simples donnent lieu à des interprétations différentes et parfois conflictuelles entre juristes.

Photo du film

La vérité au cinéma?

Le Procès du siècle est évidemment une reconstitution (et non un documentaire) avec un important travail de mise en scène sous la responsabilité d'un réalisateur dirigeant une équipe technique et des acteurs qui sont tout à fait conscients de jouer un rôle qui n'est pas celui qu'ils ont dans leur vie quotidienne : Rachel Weisz, qu'on a déjà vue au cinéma (notamment dans The Constant Gardener de Fernando Meirelles en 2005 et dans Jason Bourne : l'héritage de Tony Gilroy en 2012) ne prétend pas bien sûr être une historienne connue sous le nom de Deborah Lipstadt, et personne n'affirmera que Timothy Spall, l'acteur britannique qui incarne le personnage du négationniste David Irving, ne croit pas personnellement à l'existence des chambres à gaz à Auschwitz…

Le film n'est cependant pas non plus une pure fiction comme un film fantastique ou de science-fiction et s'appuie sur une série d'événements et de personnages authentiques : mais quel crédit peut-on accorder à cette reconstitution ? et pourquoi peut-on lui accorder du crédit ?

En fait, les spectateurs doivent s'appuyer sur des informations extérieures pour juger de la vraisemblance de cette reconstitution et de la confiance qu'ils peuvent donner à ses auteurs (réalisateur ou scénariste). Ainsi, tout le monde a entendu parler du nazisme, de Hitler et d'Auschwitz, et, même si l'on ne connaît pas le plan du camp d'Auschwitz, on doit pouvoir vérifier qu'il y a effectivement une grande distance entre les crématoires et les baraquements des gardes SS, comme l'affirme l'avocat de Lipstadt dans le film (il s'agit en fait de la partie du camp nommée généralement Birkenau dont un plan révèle qu'effectivement les logements des gardes étaient à l'opposé des crématoires). Et si, avant la vision du film, l'on ne connaissait pas le nom de Deborah Lipstadt, l'on pensera certainement qu'il s'agit bien d'une historienne américaine, spécialiste du négationnisme, et qu'elle a dû se défendre, via ses avocats, devant la justice britannique suite au procès intenté par un dénommé David Irving dont le nom nous était peut-être également inconnu. Nous jugeons que tous ces faits sont vraisemblables sur base de nos connaissances historiques générales. En revanche, d'autres faits mis en scène dans le film peuvent relever de l'imagination des auteurs du film : Deborah Lipstadt faisait-elle du jogging la nuit dans les rues de Londres pendant le déroulement du procès ? Nous n'en savons rien, mais ça n'a évidemment pas beaucoup d'importance. En revanche, il est plus difficile de juger si certaines parties du film ont réellement été tournées dans les ruines du camp d'Auschwitz, ou s'il s'agit d'un décor reconstitué (ou partiellement reconstitué), ou s'il s'agit même d'un montage numérique (avec un mélange d'acteurs agissant sur un fond vert et d'images authentiques replacées en arrière-plan). La question n'est sans doute pas très importante d'un point de vue historique (mais intéressera les techniciens du cinéma), car, encore une fois, nous disposons de suffisamment de documents (et de plans) qui nous permettent de juger que la reconstitution cinématographique est sur ce point également vraisemblable.

Mais la vraisemblance ne suffit pas : nous devons également accorder une certaine confiance aux auteurs du film dont nous estimons qu'ils nous rapportent les faits de manière sincère et authentique : même si nous n'avons pas assisté au procès, nous estimons que le réalisateur et le scénariste ne peuvent pas avoir menti sur l'issue du procès (David Irving a bien été condamné) ni sur son déroulement général, ni sur les différentes interventions des spécialistes apportant les preuves dont ils disposent (par exemple sur le grillage protégeant l'œilleton des chambres à gaz). Bien entendu, aucune confiance n'est absolue et une telle confiance repose notamment sur le fait qu'un film comme le Procès du siècle fait l'objet d'une large diffusion publique : nous supposons donc que des journalistes, des historiens, des critiques protesteraient si ce film rapportait des faits manifestement faux. Nous-mêmes, grâce à Internet, nous pouvons facilement retrouver des articles d'information sur le procès qui a effectivement opposé Deborah Lipstadt et David Irving et qui s'est conclu par la condamnation du négationniste. Nous accordons enfin une certaine confiance à l'institution judiciaire, britannique ou autre, ce qui nous permet de conclure que cette condamnation était bien fondée en justice.

La vérité au cinéma ne s'évalue donc pas de façon interne en se basant uniquement sur ce que nous voyons et entendons au cours de la projection mais repose sur des connaissances extérieures qui nous permettent de juger de la vraisemblance des faits mis en scène; mais elle dépend également de la confiance que nous accordons aux auteurs du film que nous pensons être sincères et dont le travail de reconstitution doit être fidèle aux fait rapportés. Plus largement, cette confiance est celle que nous accordons (bien sûr de façon partielle) à des institutions comme la Justice, les universités (où travaillent généralement les historiens), la presse, les critiques…

Photo du film

La vérité judiciaire

Qu'a dit la Justice britannique? A-t-elle dit que les chambres à gaz ont bien existé à Auschwitz-Birkenau? C'est sans doute ce que la plupart des spectateurs du film le Procès du siècle concluront, et ils n'auront pas tort sur le fond, mais la décision de la Cour britannique a cependant une portée différente.

L'on peut à ce propos se baser sur les souvenirs que les spectateurs ont gardés du film.

Le point de départ du procès est une plainte de David Irving contre Deborah Lipstadt et son éditeur (Penguin Books) qui l'auraient diffamé dans l'ouvrage Deniyng the Holocaust («Les Négationnistes de l'Holocauste», non traduit cependant en français), la diffamation étant la publication de fausses affirmations qui nuisent à la réputation d'un individu (ou d'un groupe, d'une firme etc.). David Irving le souligne au début du procès: c'est sa réputation qui est en jeu puisque les affirmations de Deborah Lipstadt lui ont fait perdre tout crédit auprès des éditeurs et des cercles savants. Mais, comme c'est également expliqué dans le film, la loi anglaise sur la diffamation imposait aux accusés de prouver que leurs affirmations décrivant David Irving comme un négationniste (qui aurait délibérément déformé la représentation de faits d'évidence pour les rendre conformes à son point de vue idéologique) étaient bien vraies, autrement dit que David Irving avait menti.

Ce qui était en jeu dans le procès, ce n'est pas d'abord de savoir si les chambres à gaz avaient existé à Auschwitz mais si David Irving avait dans ses écrits déformé les faits, c'est-à-dire avait menti. Bien entendu, puisqu'il niait l'existence de chambres à gaz à Auschwitz, les défenseurs de Deborah Lipstadt ont dû notamment apporter des preuves de l'existence de ces chambres à gaz, mais ce n'était qu'un moyen pour démontrer que David Irving n'avait pas été diffamé et que les affirmations de Deborah Lipstadt à son propos — à savoir qu'il était un négationniste et un falsificateur — étaient exactes.

Bien que ce soit dit souvent de façon elliptique ou incidente dans le film, les défenseurs de Lipstadt ont dû prouver notamment que:

  • David Irving était un partisan de Hitler et qu'il avait dans ce but déformé les preuves et manipulé les documents;
  • il était un des porte-parole les plus dangereux du négationnisme, niant à plusieurs reprises que les nazis se sont engagés dans une politique délibérée d'extermination des Juifs, et prétendant que les chambres à gaz à Auschwitz étaient un mensonge des Juifs;
  • pour soutenir ses affirmations, Irving a nié les évidences, cité de façon erronée ses sources, falsifié des statistiques;
  • il s'est également allié à des membres de différents groupes extrémistes et antisémites;
  • il a emporté sans autorisation des microfiches du Journal de Goebbels au risque de les détériorer;
  • il n'avait aucune crédibilité en tant qu'historien.[1]

Le jugement de la cour britannique portait ainsi d'abord sur le fait que David Irving était un falsificateur, dans un texte (de 333 pages!) où le juge affirmait notamment: «Ma conclusion est que les différentes sortes de preuves "convergent" dans le sens suggéré par les Défenseurs [de Deborah Lisptadt]. Ayant considéré les différents arguments avancés par Irving pour mettre à mal l'effet convergent des évidences rassemblées par les Défenseurs, ma conclusion est qu'aucun historien objectif et impartial ne peut avoir de doute sur le fait qu'il y avait des chambres à gaz à Auschwitz et qu'elles ont été utilisées à grande échelle pour tuer des centaines de milliers de Juifs. […] Il s'ensuit que ma conclusion est que la négation par Irving de ces affirmations est contraire à l'évidence.» Il ajoutait que «l'allégation selon laquelle Irving est raciste est également établie».

L'obligation pour les défenseurs de prouver que David Irving mentait en niant l'existence des chambres à gaz a donc obligé le juge à prendre position sur la véracité de ce fait historique, ce qui n'est en général pas du ressort de la Justice, mais, comme le procès «David Irving v Penguin Books and Deborah Lipstadt» est d'abord et avant tout le procès d'un négationniste, le juge a été amené, comme on le voit, à s'exprimer sur ce point.

1. Ces six points sont détaillés dans la version anglaise de Wikipedia (consulté en juin 2017). Le juge a estimé que les défenseurs de Deborah Lipstadt n'avaient pas démontré la véracité de deux points, à savoir que David Irving aurait abîmé les microfiches du Journal de Goebbels et qu'il aurait suspendu un portrait de Hitler au-dessus de son bureau, mais il a estimé qu'il s'agissait de points extrêmement mineurs ne pouvant nuire à eux seuls à la réputation de David Irving.

Photo du film

Comment établir la vérité en histoire?

Le passé par définition n'existe plus et il ne nous est accessible qu'à travers des traces : même une photo qui semble avoir été prise sur le vif ne nous fait pas accéder directement au passé mais seulement à une image qui peut par exemple avoir été falsifiée. Comment dès lors les historiens peuvent-ils établir avec certitude que des événements comme le génocide des Juifs par les nazis et notamment l'utilisation par les SS de chambres à gaz dans différents centres d'extermination, notamment à Auschwitz, ont bien eu lieu ? Quelles méthodes utilisent les historiens pour reconstruire des événements passés et pourquoi peut-on dire que David Irving et les autres négationnistes ne sont pas des historiens crédibles, mais seulement des falsificateurs ? Il convient donc d'expliquer comment les historiens établissent la vérité des faits dont ils entendent rendre compte.

Dans tous les cas, les historiens s'attachent à retrouver des documents d'époque, généralement écrits, qui sont plus fiables que des témoignages survenant après l'événement. En ce qui concerne l'extermination des Juifs, il n'existe pas d'ordre explicite venant de Hitler ou de ses adjoints directs ordonnant d'utiliser des chambres à gaz pour tuer les Juifs déportés; en outre, les traces matérielles des chambres à gaz et des crématoires à Auschwitz mais aussi dans les autres centres d'extermination (en particulier à Treblinka, Sobibór et Belzec) ont été largement détruites par les Allemands cherchant à faire disparaître les preuves de leurs crimes.

S'il n'y a donc pas de preuves directes et totalement explicites de l'existence des chambres à gaz, il y a cependant un faisceau extrêmement large et concordant de preuves que l'on dira indirectes et qu'on va à présent passer en revue.

Il y a d'abord une somme importante de témoignages. Un témoignage est toujours fragile : il suffit d'interroger les témoins d'un fait divers pour constater rapidement des discordances ou des contradictions. Cependant, des témoignages multiples et répétés permettent à l'historien d'établir avec une quasi-certitude un certain nombre de faits. Ainsi, tous les survivants de la déportation à Auschwitz ont entendu parler des chambres à gaz et vu les cheminées des crématoires : séparés le plus souvent de certains de leurs proches lors de la sélection sur la rampe, ils n'ont jamais revu ces proches dont la rumeur prétendait qu'ils avaient été gazés puis brûlés dans des crématoires. L'abondance des témoignages concordants, la disparition définitive de ces hommes et de ces femmes constituent en soi un indice suffisamment probant de l'événement. En outre, les statistiques qui comparent le nombre de déportés à celui de ceux qui sont revenus de déportation (5 % en Belgique) ne peuvent que renforcer ces témoignages indirects : que sont en effet devenus ces disparus s'ils n'ont pas été gazés ?

Mais à ces témoignages indirects — les rescapés n'ont effectivement rien vu par eux-mêmes du processus d'extermination — s'ajoutent des témoignages directs. Il s'agit d'abord des rares rescapés des Sonderkommandos affectés directement au travail dans les chambres à gaz (ils ont été notamment interrogés par Claude Lanzmann dans son film Shoah sorti en 1985). Certains de ces témoignages sont postérieurs à la guerre, mais d'autres ont été faits par des évadés dès 44. Plus étonnants, « quatre membres des corvées spéciales morts à Birkenau […] ont laissé des témoignages écrits: ils les ont enterrés à proximité des crématoires où ils ont travaillé. On a exhumé ces documents en procédant à des fouilles après la guerre sur l'emplacement du camp» [1]. Des Allemands, membres du personnel des camps, ont également fourni leur témoignage le plus souvent lors des procès qui leur ont été intentés par les autorités alliées ou allemandes après la guerre. On possède en particulier les dépositions du commandant du camp d'Auschwitz, Rudolf Höss, qui rédigea en outre, pendant l'instruction de son procès en Pologne (au terme duquel il fut condamné à mort et exécuté), un mémoire sur ce qui s'était passé dans ce camp. À tous ces témoignages allemands postérieurs aux événements, il faut ajouter le journal que le docteur Johann Paul Kremer, médecin à Auschwitz d'août à novembre 42, chargé en particulier de la sélection des déportés pour la chambre à gaz, a tenu secrètement et où il notait brièvement les événements de la journée [2].

En ce qui concerne les procès qui ont visé les criminels nazis impliqués dans le génocide des Juifs et en particulier dans les opérations de gazage, il faut souligner qu'ils se sont déroulés à des moments différents et dans des circonstances différentes. Le plus célèbre d'entre eux est celui de Nuremberg mis en place par les Alliés à l'issue de la guerre et qui condamnera les principaux dirigeants nazis survivants : les crimes de guerre mais aussi les crimes contre l'humanité, ainsi que le génocide des Juifs, feront alors déjà l'objet de multiples témoignages et pourront être décrits dans leurs principaux aspects grâce notamment aux documents administratifs allemands saisis par les Alliés en 1945. Mais d'autres procès suivront, visant des criminels de rang moins élevé, notamment Rudolf Höss, le commandant du camp d'Auschwitz qui sera condamné à mort en 1947 par le Tribunal suprême de Pologne ; 40 membres du personnel de ce camp (sur un total d'environ huit mille personnes y ayant servi à un moment ou l'autre entre 1940 et 45) seront également poursuivis lors d'un autre procès à Cracovie en 1947[3]. Beaucoup plus significatifs sont sans doute les procès intentés par la Justice de la République Fédérale d'Allemagne à partir des années 1960 à de multiples criminels nazis ayant échappé jusque-là à toute poursuite : le procès de Francfort en particulier visera vingt-deux prévenus impliqués dans le fonctionnement du camp de concentration d'Auschwitz[4]. Enfin, en 1962, la Justice israélienne condamnera à mort Adolf Eichmann, un des responsables de l'organisation de la déportation des Juifs de toute l'Europe vers les centres d'extermination en territoire polonais et Auschwitz en particulier : même s'il minimisa son rôle et se présenta seulement comme un fonctionnaire obéissant, il reconnut qu'il connaissait notamment l'existence des camions à gaz de Chelmno et des chambres à gaz d'Auschwitz. Tous ces procès, qui se sont déroulés dans des contextes extrêmement différents ont jugé bien sûr à des degrés divers les multiples accusés, mais ils ont également fourni une masse de documents et de témoignages qui sont encore utilisés aujourd'hui par les historiens.

Tous ces témoignages — ceux des survivants juifs, des déportés comme des criminels nazis — méritent d'être critiqués, confrontés les uns aux autres et parfois rectifiés (notamment dans leurs estimations). La vérité[5] ne se livre pas brute dans ces textes, et il faut reconstituer le fil des événements dont l'évolution parfois complexe explique nombre de contradictions apparentes dans ces témoignages (les témoins n'ayant pas assisté aux mêmes choses). Mais de tous ces témoignages ressort clairement l'ensemble du processus de destruction et du fonctionnement des centres d'extermination.

Aux témoignages directs ou indirects, il faut ajouter, comme on vient de le signaler, une quantité importante de documents administratifs divers, de toute nature et de toute provenance, qui sont rarement directement parlants mais qui éclairent, s'ils sont correctement interprétés, l'un ou l'autre aspect du processus de destruction : dans le langage administratif, les nazis évitaient en effet très généralement d'utiliser des termes clairement évocateurs du génocide et employaient des euphémismes comme « action spéciale », « traitement spécial » pour parler des meurtres de masse. Ces documents d'époque vont des archives des chemins de fer allemands qui facturaient au RSHA. (l'organisme nazi chargé de la «solution finale») des allers simples de troisième classe à destination d'Auschwitz pour chaque déporté[6] des convois, jusqu'aux plans, bons de commandes et autres factures des firmes allemandes qui ont fourni à Auschwitz les installations des chambres à gaz et des crématoires[7] ainsi que le gaz asphyxiant, le Zyklon B[8].

Si certains de ces témoignages et documents sont sans doute moins fiables que d'autres, si tous doivent être critiqués selon la méthode historique et confrontés les uns aux autres, l'ensemble constitue cependant un faisceau de preuves concordantes et manifestes de l'existence des camps d'extermination. On remarquera que cette règle vaut pour tous les faits historiques: une preuve isolée, aussi frappante soit-elle — film, photo, témoignage direct… —, peut toujours être démolie par un scepticisme radical. C'est la confrontation de sources historiques indépendantes les unes des autres qui permet d'établir scientifiquement l'existence et les modalités d'un événement passé et donc disparu.

Enfin, et c'est sans doute le plus important, les historiens ne se contentent pas d'établir, sur base de documents ou de témoignages, des faits ou des dates de manière isolée — par exemple, « Christophe Colomb a découvert l'Amérique en 1492 », comme on l'enseigne à l'école —, et ils inscrivent chaque événement dans un contexte historique dont la cohérence générale permet de valider les différents éléments : l'expédition de Christophe Colomb prend place dans l'histoire des « grandes découvertes » antérieures (de Henri le navigateur à Vasco de Gama), et a été rendue possible par l'accumulation de connaissances maritimes (la construction de caravelles capables d'affronter la haute mer) et scientifiques (qui ont permis à Colomb de savoir que la terre était « ronde »)… L'existence d'un fait isolé — événement, personnage… — peut toujours être contestée ou simplement interprétée de manière contradictoire, mais l'ensemble des événements permet non seulement d'attester de la vraisemblance de faits précis mais surtout de les expliquer : Colomb disposait ainsi d'instruments de navigation — la boussole, le quadrant, le sablier — qui lui ont permis de s'orienter sur l'océan et de mesurer (de façon approximative) la distance parcourue, puis de refaire le même chemin par la suite.

C'est ce travail historique que ne font pas les négationnistes lorsqu'ils considèrent les chambres à gaz de manière isolée sans analyser l'ensemble de la politique nazie. Or, il faut, pour comprendre l'existence des chambres à gaz, prendre en considération au moins trois séries d'événements à la fois bien attestés et d'une grande cohérence, à savoir :

  • La politique antisémite du régime nazi et ses mesures de plus en plus radicales ;
  • La politique nazie à l'égard des minorités, des « ennemis » du Reich, des peuples et des populations censés nuire à la pureté de la race allemande ;
  • La guerre d'anéantissement menée par l'Allemagne nazie dans l'Est de l'Europe, en Pologne et en URSS en particulier.

C'est le croisement de ces différentes séries d'événements qui permet de comprendre l'utilisation, dans des centres d'extermination spécialement construits à cet effet, de chambres à gaz pour exterminer les populations juives d'Europe mais également d'autres déportés (comme les Tziganes ou les prisonniers épuisés et devenus incapables de travailler, surnommés les « Musulmans »). Or tous ces événements sont largement documentés et révèlent en particulier une radicalisation croissante et de plus en plus meurtrière de la politique nazie à l'égard des Juifs (d'abord exclus de la vie sociale, puis privés de leurs biens, isolés notamment dans les ghettos polonais en proie à la famine et aux épidémies) mais également d'autres catégories d'individus comme les « slaves », les bolcheviques, les Tziganes, les résistants, les soldats soviétiques prisonniers, les villageois en Biélorussie accusés d'abriter des partisans, les personnes gravement handicapées… Or c'est bien tous ces événements, toute cette politique d'ensemble qui sont négligés par les négationnistes dont l'attention est fixée seulement sur des détails isolés qu'ils interprètent alors de façon biaisée.

Mais cela explique aussi pourquoi le discours des négationnistes peut troubler des lecteurs de bonne foi qui ne connaissent que de façon sommaire l'histoire du Troisième Reich et qui ne savent pratiquement rien des processus qui ont conduit à la mise sur pied des chambres à gaz dans les camps d'extermination. En revanche, les historiens connaissent les différents aspects de la politique nazie, l'enchaînement de ses différentes décisions, ses multiples crimes de plus en plus graves, tout ce qu'on peut appeler sa « folie » meurtrière et destructrice qui culminera avec la mise à mort véritablement industrielle des populations juives déportées. Et c'est bien cette connaissance d'ensemble qui leur permet de comprendre comment un tel crime fut possible à Auschwitz.

Un exemple de document historique

Les plans du Krematorium d'Auschwitz II établis par l'administration SS


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Le bâtiment horizontal à gauche était la salle de déshabillage, le bâtiment vertical la chambre à gaz et le bâtiment à droite les fours crématoires. La salle de déshabillage et la chambre à gaz étaient enterrées, et les cadavres étaient remontés par un monte-charge au niveau des crématoires. (D'après Eugen Kogon, Hermann Langbein, Adalbert Rückerl, Les Chambres à gaz, secret d'État. Paris, Seuil (Points),1987.)

Comme tout document, celui-ci doit être confronté à d'autres et remis dans son contexte pour en comprendre le sens exact. De multiples témoignagnes — qu'il s'agissse de gardiens du camp ou de membres survivants des Sonderkommandos — confirment cette disposition. En outre, Karl Bischoff, un ingénieur allemand du grade de SS-Sturmbannführer à Auschwitz, a rédigé deux documents aujourd'hui bien connus : dans une lettre du 29 janvier 43, il indique que les travaux du crématoire II sont pratiquement terminés, notamment une chambre de gazage (Vergasungskeller) : ce document est reproduit, traduit et bien analysé sur le site de PHDN (Pratique de l'Histoire et dévoiements négationnistes). Dans un courrier ultérieur du 28 juin 43, il signale que la capacité des 52 fours répartis dans les cinq crématoires d'Auschwitz-Birkenau est de 4756 personnes par jour. La capacité mensuelle des crématoires aurait donc été de 140 000 personnes ! Ce chiffre effarant (qui n'a sans doute jamais été atteint dans la pratique) montre qu'il ne s'agissait pas de brûler les cadavres des détenus morts d'épuisement ou de maladie au camp de travail mais bien les milliers de Juifs déportés de toute l'Europe, à peine descendus des trains et immédiatement gazés. Ce document est également reproduit, traduit et analysé sur le site de PHDN.

Pour l'historien, ces documents et d'autres sont suffisamment concordants pour établir la preuve de l'existence des chambres à gaz à Auschwitz. En outre, l'interprétation de ces documents est signficative : on comprend facilement la disposition des lieux en trois grands locaux — salle de déshabillage, chambre à gaz, crématoires — si l'on considère la fonction de l'ensemble de ce bâtiment destiné à l'assassinat de masse des Juifs débarquant des trains et jugés inaptes au travail. En revanche, si ce bâtiment avait uniquement servi de crématoire (c'est-à-dire à incinérer les cadavres des détenus morts d'épuisement ou de maladie dans le camp) comme le prétendent faussement les négationnistes, la disposition de ces trois locaux (comme leur taille) devient incompréhensible. Les négationnistes, qui se contentent de nier les détails des faits, sont incapables d'expliquer la fonction d'un tel bâtiment et n'apportent en réalité aucune information sur Auschwitz, ni sur les autres camps d'exterminaion, ni sur l'ensemble des crimes nazis.


1. Eugen Kogon, Hermann Langbein, Adalbert Rückerl, Les Chambres à gaz, secret d'État. Paris, Seuil (Points),1987, p. 181. Ces manuscrits ont été traduits et publiés en français : Des voix sous la cendre : Manuscrits des Sonderkommandos d'Auschwitz-Birkenau (avec une préface de Georges Bensoussan), Paris, Calmann-Lévy, 2005.

2. Ce texte a été très bien analysé par Maxime Steinberg dans Les yeux du témoin et le regard du borgne. Paris, Cerf, 1990.

3. 23 seront condamnés à mort, 16 à des peines d'emprisonnement et un sera acquitté.

4. 6 seront condamnés à la prison à vie, 11 à des peines d'emprisonnement et les autres relaxés.

5. Il y a également quelques faux témoignages (faits après la guerre) comme celui de Misha Defonseca (de son vrai nom Monique De Wael) qui, dans son « roman » Survivre avec les loups, prétendait être partie, petite enfant, de Bruxelles pour rejoindre ses parents juifs déportés en Pologne. Tout était inventé dans cette histoire comme l'a révélé avec d'autres Maxime Steinberg, l'historien de la déportation des Juifs de Belgique.

6. Pour les gardiens, il s'agissait d'un aller-retour… Certains transports notamment en provenance des ghettos polonais ont cependant été sous-facturés par la Reichsbahn (chemins de fer allemands), les SS payant forfaitairement 50 passagers par wagon mais entassant 100 déportés par wagon.

7. Cfr Jean-Claude Pressac, Les crématoires d'Auschwitz. Paris, CNRS, 1993.

8. L'approvisionnement en Zyklon est étudié par Hilberg, La Destruction des Juifs d'Europe, Paris, Gallimard (Folio), 1991, p. 768-776.

Affiche du film

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