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Une analyse proposée par les Grignoux
et consacrée au film
Le Petit Fugitif
de Morris Engel, Ruth Orkin et Ray Ashley
USA, 1954, 1 h 20


L'analyse proposée ici s'adresse à des animateurs qui verront le film Le Petit Fugitif avec un large public et qui souhaitent approfondir avec les spectateurs la réflexion sur ce film. On s'attachera ici plus particulièrement à l'originalité historique du travail cinématographique de mise en scène dans le Petit Fugitif. Cette analyse pourra être menée sous forme de débat avec des groupes de spectateurs : si l'objectif est bien de faire progresser la réflexion des uns et des autres à ce propos, on veillera cependant à laisser aux participants une part active et une nécessaire liberté dans l'interprétation de ces thèmes.

Le film

Le Petit Fugitif est un trésor relativement méconnu du cinéma. ‘uvre de photographes documentaristes[1], tourné en 1953, il a ouvert la voie à de nombreux cinéastes, parmi lesquels ceux de la Nouvelle Vague française. En effet, sa prise de vue très spontanée, très mobile ‹ qu'autorisait un matériel léger et très maniable, fabriqué spécialement pour l'occasion ‹ définissait un style nouveau, particulièrement bien adapté au propos du film puisqu'il relate une journée d'errance d'un petit garçon de 7 ans.

Ainsi, Joey, qui se croit responsable de la mort de son grand frère ‹ en réalité, une stupide blague destinée à faire peur au petit frère encombrant ‹ s'enfuit et va se perdre dans la foule de Coney Island, une péninsule de New York, célèbre pour ses plages et ses parcs d'attractions. Joey oublie le «drame» en profitant de toutes les distractions du lieu, puis, à court d'argent, il trouve un moyen astucieux de gagner quelques sous qui lui permettent de revenir à son manège préféré, celui des poneys et de son bienveillant moniteur, Jay, grâce à qui tout finira bien.

On peut penser que, à l'aune des productions actuelles pour le jeune public, certaines caractéristiques formelles du Petit Fugitif, comme le noir et blanc ou des séquences plus poétiques qu'informatives, gênent les jeunes ou moins jeunes spectateurs d'aujourd'hui. Mais c'est sans compter la justesse du portrait des personnages, comme, par exemple, l'attitude blessante du grand frère vis-à-vis du petit dont la garde lui est une corvée, l'intemporalité des sentiments enfantins (culpabilité, peur, sentiment d'abandon Š), l'attrait féerique de la fête foraine, et plus encore sans doute l'incroyable liberté dont jouit Joey, livré à lui-même certes, mais tellement indépendant.

Le film pose ainsi de nombreuses questions sur l'enfance qu'il pourra être intéressant d'aborder dans la perspective d'un dialogue intergénérationnel entre parents et enfants : que «peuvent» faire les enfants? Pourquoi la blague de Lennie, le grand frère, était-elle une «mauvaise blague»? Joey aurait-il pu réagir différemment? Comment réagir quand on a l'impression d'être abandonné, «seul au monde»?

Par ailleurs, Le Petit Fugitif permet de prendre conscience de la distance historique et géographique qui nous sépare du monde mis en scène, celui de la classe moyenne sinon populaire des années 1950 à New York. Filmé à la manière d'un documentaire, le film est évidemment marqué par son époque, mais il faut un peu de réflexion et d'analyse pour prendre la mesure des différences mais également des ressemblances entre cet univers relativement éloigné et le nôtre. Le monde a changé sans doute, mais de quelle manière? La réponse mérite qu'on y réfléchisse.

On s'intéressera cependant ici plus particulièrement à un autre aspect du film, celui de son style cinématographique, particulièrement original pour l'époque et qui lui conserve un parfum d'authenticité incomparable.

Un film à «hauteur d'enfant»

Le Petit Fugitif n'est pas un film ordinaire: il a été salué par la critique lors de sa sortie en 1953, notamment parce qu'il inaugurait une nouvelle manière de filmer, un style qui n'a rien perdu de son intérêt aujourd'hui. En effet, proches de la démarche documentaire, les auteurs ont voulu donner à leur film un aspect réaliste, naturaliste, en restant très proches des enfants. Pour cela, ils ont fait fabriquer une caméra spéciale, très petite pour l'époque[2], très maniable et aussi très discrète.

Ainsi, les scènes à Coney Island ont été tournées sur le vif, au milieu de la population qui passait la journée à se détendre là: la plupart des gens que l'on voit à Coney Island ne sont pas des acteurs ni même des figurants. Ils se comportent exactement comme si la caméra n'était pas là, contrairement à la plupart des films où le réalisateur donne des indications très précises à chacun sur ce qu'il doit faire, comment il doit se tenir, etc.

Pour sensibiliser les spectateurs à la notion de mise en scène, invitons-les à comparer des photos recueillies dans des magazines(reportage, publicité, portraitsŠ): lesquelles ont été mises en scène? lesquelles ont été prises sur le vif? comment distingue-t-on les unes des autres? Pour commencer cette activité, l'animateur choisira deux images qui ne présentent pas d'ambiguïté: par exemple une publicité (dont la mise en scène ne joue précisément pas sur une fausse spontanéité) et une image tirée d'un reportage. En détaillant les différences de style des deux images, on attirera l'attention des enfants sur le rôle joué par le photographe: qu'est-ce qu'il a décidé? qu'est-ce qu'il n'a pas choisi?

On pourra répéter l'exercice avec d'autres photos, en attirant l'attention des participants sur la présence ou non de maquillage, sur la lumière, sur les vêtements des personnages, sur leur manière de se tenir, sur le fait qu'ils sont en train d'agir ou non, etc.

Voici à titre d'exemples quelques photographies, qui peuvent être commentées, deux par deux, en envisageant particulièrement le rôle du photographe. Bien entendu, il sera plus intéressant pour l'animateur de faire lui-même quelques choix à travers revues et magazines ou sur Internet.

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1. Cette première photo est prise pendant un match de basket : deux joueuses sautent et ne touchent pas le sol au moment où la photo est prise, puisque l'on voit nettement les autres joueuses plus bas. Le photographe a eu le talent ou la chance de se trouver à cet endroit et de déclencher son appareil à ce moment. Il n'a rien décidé d'autre. Il n'est pour rien dans ce qui s'est passé devant son objectif. C'est une photo prise sur le vif.

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2. La photo des joueurs de basket est, elle, un portrait mis en scène : les trois jeunes gens regardent le photographe et lui sourient. Le photographe leur a sans doute demandé de se placer ainsi : un joueur assis entouré par les deux autres debout ; ils tiennent tous les trois un ballon, mais de manière différente. C'est peut-être le photographe qui leur a demandé de porter leur tenue de basket plutôt que des vêtements de ville. Le photographe (ou son commanditaire) a décidé ce qu'il allait photographier et comment il allait s'y prendre.

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3. On pourrait dire de cette photo qu'il s'agit d'un portrait : on y voit une femme qui regarde l'objectif, qui ne sourit pas. Mais le contexte, tout ce qu'il y a autour d'elle indique que cette photo a été prise pendant un manifestation : cela se passe dans la rue, des gens sont autour d'elle, ils portent des pancartes, la personne elle-même semble tenir un calicot devant elle. Manifestement, ces personnes sont mécontentes. Personne ne sourit. La dame a l'air grave. Sans doute que quelques instants plus tard, il n'aurait plus été possible de faire cette photo. Il semble qu'il y ait eu un accord tacite entre la dame photographiée et le photographe : elle était d'accord qu'on la prenne en photo, mais elle n'était pas là pour ça.

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4. Cet autre portrait de femme est très différent : il s'agit d'une publicité et la photo est le résultat d'une mise en scène très précise. On peut penser que le photographe (ou son commanditaire) a tout choisi, tout dirigé : les vêtements que le sujet porte, son maquillage, sa coiffure, la lumière qui l'éclaire, sa position et son regard. Il a ensuite choisi de la cadrer de près, c'est-à-dire de faire une photo où l'on ne voit guère que son visage : on ne voit pas le reste de son corps, on ne voit pas le décor dans lequel elle se trouve. C'est un mannequin qui pose et qui est venu au studio de photo précisément pour ce travail.

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5. Voici une autre publicité : elle montre un homme confortablement installé dans un avion et qui écoute de la musique. Ici encore, tout a été précisément défini : la position du photographe par rapport au mannequin, le décor qu'on doit identifier comme l'intérieur d'un avion, la lumière qui produit de beaux contrastes, le costume que porte le mannequin et plus généralement, toute son apparence (il est mal rasé, il semble regarder dans le vide, comme s'il était « emporté » par la musique). Si la photo avait été prise sur le vif dans un vrai avion, tout n'aurait pas été aussi «parfait» !

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6. La personne représentée sur cette photo n'est autre que le mannequin de la publicité précédente. Mais celle-ci a été prise sur le vif, le jeune homme se rendant sans doute à une soirée de gala (le tapis rouge, le smoking, les tenues chics des autres personnes sur la photo, il y a une caméra, des micros, des écouteurs, des journalistes couvrent l'événement). Si le jeune homme porte un smoking et qu'il est mal rasé, ce n'est pas parce que le photographe le lui a demandé, mais bien parce qu'il a choisi lui-même de se présenter ainsi ! L'on voit bien que le photographe ne contrôle pas grand-chose dans cette photo : il ne dirige pas les personnes, n'a pas choisi leur place, ni leur apparence, ni leurs expressions.

Ainsi, les auteurs du film ont voulu raconter une histoire «à hauteur d'enfant». Ce désir se traduit notamment au niveau du scénario. Par exemple, l'histoire qui arrive à Joey et à Lennie aurait sans doute pu réellement arriver à des enfants à cette époque; c'est une histoire très vraisemblable.

Comparons par ailleurs Le Petit Fugitif à d'autres films qui mettent en scène des enfants, comme Harry Potter ou Le monde de Narnia ou Les enfants de Timpelbach ou Le secret de Terabithia ou Charlie et la chocolaterie ou La mystérieuse Mademoiselle C, ou tout autre film connu des participants et dont les personnages principaux sont des enfants. Comparons ces films sur le plan de la vraisemblance: ces histoires peuvent-elles se passer dans la réalité? lesquelles sont «extraordinaires» et lesquelles ne le sont pas?

Si l'on s'intéresse de plus près à l'histoire du Petit fugitif, on constate également que les «événements» du film sont des «petits événements» qui ont beaucoup de sens pour les enfants, mais qui seraient sans doute infimes pour des adultes. Ceux-ci doivent donc se souvenir de leurs propres expériences d'enfant, renouer avec leurs émotions d'alors pour pouvoir partager le désarroi de Joey mais également son insouciance à d'autres moments.

Parmi ces «petits» événements, citons par exemple: Joey perd l'harmonica entre les rochers, Lennie ne trouve plus ses vêtements recouverts par du sable et un drap de plage, Joey n'arrive pas à se frayer un chemin vers la fontaineŠ Lennie et Joey font tous les deux preuve d'astuce: l'un en laissant des messages écrits à la craie en plusieurs endroits à destination de Joey; l'autre en ramassant les bouteilles consignées pour récolter un peu d'argent ou en s'entraînant à lancer une balle pour gagner au stand des boîtes de conserve.

Tous ces «micro-événements» sont très réalistes: les spectateurs adultes se souviennent-ils d'avoir déjà vécu des expériences proches de celles-là? Ont-ils déjà ressenti les mêmes sentiments (de malchance, de panique, de désarroi, d'injusticeŠ) dans des situations comparables? Ont-ils déjà été fiers d'eux-mêmes, contents en trouvant tout seul une solution à un problème?

Le désir de raconter une histoire «à hauteur d'enfant» se traduit encore littéralement au niveau du point de vue adopté par les auteurs du film. Ceux-ci veulent nous faire percevoir ce que ressentent les enfants du film et particulièrement Joey. Ainsi, ils placent leur caméra à une hauteur particulière.

Soumettons quelques images du film aux participants: comment est placée la caméra par rapport au sujet filmé? qu'est-ce que cela produit comme effet? Si la caméra avait été placée ailleurs (plus loin, plus près, plus haut, plus bas, sur le cotéŠ), qu'est-ce qui aurait été différent?


La caméra très basse montre Joey en entier et Lennie à moitié!

Un adulte filmé du point de vue d'un enfant

L'instant fatidique: vécu au plus près de la victime de la mauvaise blague

Spontanéité d'un enfant en fuite dont la course est interrompue par la vision d'un policier

Joey se sent petit dans la foule de Coney Island

Impressionnants pour un petit garçon, les bonimenteurs de Coney Island...

Impressionnants pour un petit garçon, les bonimenteurs de Coney IslandŠ(2)

La caméra, presque posée sur le trottoir, met le spectateur au même niveau que Joey

Joey joue vraiment au base-ball: on ne lui a pas appris comment faire, on ne lui a même pas indiqué quels gestes effectuer

Une caméra à hauteur d'enfant: des grands!

Une caméra à hauteur d'enfant: des petits!

Avec son ballon, Joey est vu par Lennie, mais celui-ci est entraîné à 76m d'altitude par le parachute!

Tout seul sur la plage désertée, Joey est enfin repéré par Lennie, même de loin

À cette distance, dans cette position, la caméra fait percevoir idéalement la complicité et le bonheur retrouvé des deux frères.

1. Le Petit Fugitif a été réalisé par un trio d'auteurs: Morris Engel, Ruth Orkin et Ray Ashley. Les deux premiers étaient photographes documentaristes, le troisième écrivain.

2. En 50 ans, la technologie a fortement évolué, notamment dans le sens de la miniaturisation. Aujourd'hui, il est possible de tourner de petits films avec un téléphone portable, mais dans les années 1950, les caméras 35mm, le format professionnel, étaient très volumineuses et très lourdes et ne permettaient aucune discrétion. La caméra utilisée par Engel était suffisamment petite pour passer inaperçue et tourner des images plus «naturelles» et des comportements spontanés, puisque certaines personnes ne savaient même pas qu'elles étaient filmées. On remarquera également que cette manière de tourner serait aujourd'hui impossible à cause du droit à l'image des personnes filmées à leur insu ainsi que par la nécessite de demander aux autorités locales des autorisations de tournage.

Un dossier pédagogique complémentaire à l'animation proposée ici est présenté à la page suivante.
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