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Une analyse proposée par les Grignoux
et consacrée au film
Io sono Li (Shun Li and the poet)
d'Andrea Segre
Italie France, 2011, 1h36
Avec Zhao Tao (Shun Li), Rade Sherbedgia (Bepi), Marco Paolini (Coppe), Roberto Citran (l'Avocat), Giuseppe Battiston (Devis)


Face au morcellement du paysage culturel européen, qui touche tous les arts dont le cinéma, le Prix LUX décerné par le Parlement européen propose de sous-titrer un film dans les 23 langues officielles de l'Union européenne – la version originale donnant lieu à une adaptation pour les handicapés visuels ou auditifs – et d'en fournir une copie, numérique ou photochimique, dans chacun des 27 pays de l'Union.

Finaliste du Prix LUX 2012, Io sono Li (Shun Li and the poet) peut ainsi être projeté, avec les deux autres films finalistes, dans les 27 Etats membres pendant les LUX Film Days en novembre 2012.

Pour accompagner cet événement, le centre culturel Les Grignoux propose une analyse de ce film qui s'adresse notamment aux animateurs en éducation permanente qui verront Io sono Li avec un large public et qui souhaiteront approfondir les principaux thèmes du film.

Une vie meilleure au format pdfCette analyse est également disponible gratuitement au format pdf. Ce texte peut également être lu ici en allemand, en anglais, en italien, en espagnol ou en néerlandais.

En quelques mots

Photo filmShun Li, une jeune femme chinoise, travaille dans un atelier de confection dans la banlieue de Rome. Un jour, elle est envoyée à Chioggia, près de Venise, où elle devient serveuse dans un café fréquenté par de vieux pêcheurs. Parmi eux, un Yougoslave immigré depuis 30 ans, Bepi, surnommé « le poète », devient son ami. Mais cette relation n'est bien vue ni par les Italiens du quartier, ni par la communauté chinoise.

Premier long métrage de fiction du documentariste Andrea Segre, Io sono Li aborde avec pudeur et délicatesse la question du rapprochement de personnes de cultures différentes.

Pour le spectateur, la désapprobation sociale de la relation entre les deux personnages semble certainement injuste. Aussi, ce document propose quelques pistes d'interprétation autour des raisons et des effets de cette condamnation, qui, on l'espère, pourront ouvrir un espace de dialogue entre les spectateurs. L'on souhaite également attirer l'attention sur quelques caractéristiques de mise en scène pour compléter l'analyse.

Une Chinoise en Italie

Photo filmShun Li est venue travailler en Italie, d'abord dans un atelier de confection dans la banlieue de Rome, avant d'être envoyée à Chioggia, près de Venise, pour devenir serveuse dans un café. Elle est sous l'emprise d'une organisation chinoise (la mafia ?) qui a payé son billet d'avion et son permis de séjour : des frais qu'elle doit rembourser en étant au service de cette organisation pour une durée indéterminée. La pression est d'autant plus importante que Shun Li a laissé un jeune fils en Chine, qui ne pourra la rejoindre que quand sa dette sera totalement remboursée.

À Chioggia, où elle est employée comme serveuse dans un café, elle a un contact étroit avec la population italienne, en l'occurrence une majorité de pêcheurs assez âgés - le bar est sur le port. Sans doute Shun Li n'a-t-elle jamais eu l'occasion de rencontrer les Italiens de manière aussi proche. Parmi eux, un petit groupe d'amis se distingue : Bepi, Coppe, l'Avocat et Moustache qui ont l'habitude de se retrouver à l'Osteria Paradiso pour prendre un verre et discuter ou jouer aux cartes. Ces quatre hommes se montrent aimables vis-à-vis de la nouvelle serveuse : ils lui expliquent notamment à quoi correspondent les commandes et comment les servir… Ils se moquent aussi gentiment d'elle, qui ne comprend ni ne parle bien l'italien. Face à cette jeune femme étrangère et seule, le groupe d'hommes âgés est en position de force et adopte naturellement une attitude de « supériorité bienveillante », pourrait-on dire, faite de taquinerie et d'indulgence mêlées. En cela, ils se différencient nettement de deux autres clients, Devis et un de ses copains, plus jeunes, qui s'adressent à Li avec mépris.

Photo filmAvec le temps, le rapprochement s'opère : les pêcheurs goûtent à la cuisine chinoise et l'apprécient diversement ; on invite Li à trinquer pour fêter la pension de Coppe… Mais c'est surtout Bepi, un Yougoslave immigré en Italie depuis 30 ans, qui sympathise avec Li : il dialogue avec elle et découvre que son père exerçait le métier de pêcheur, comme lui. Elle lui montre des photos de son père au travail, puis une photo de son fils et elle lui confie qu'il lui manque et qu'elle espère qu'il viendra bientôt la rejoindre. Elle évoque aussi le festival du Poète, une célébration traditionnelle à laquelle elle est attachée et qui intéresse Bepi, poète à ses heures, qui trouve du charme à cette tradition consistant à faire flotter des lanternes sur la rivière pour commémorer le grand poète chinois Qu Yuan. Même sur le plan politique, Li et Bepi ont quelque chose à partager : le communisme que Bepi a connu en Yougoslavie au temps de Tito… L'amitié qui naît entre ces deux personnages, qui ont en outre en commun le fait d'être seul et étranger, se consolide : Bepi propose à Li d'utiliser son propre téléphone pour appeler son fils en Chine et il lui fait visiter sa cabane de pêcheur, posée sur pilotis dans la lagune. Là, devant la tristesse de Li qui ne sait pas quand elle reverra son enfant, Bepi la prend dans ses bras.

Il n'en faut pas plus pour briser l'équilibre qui s'était établi entre Li et les Italiens. La rumeur se répand d'une liaison entre Bepi et la jeune femme. Ce soupçon donne naissance à des fantasmes : elle travaillerait pour la mafia chinoise, qui envoie des femmes séduire et épouser de vieux Italiens, de manière à rafler l'héritage… D'ailleurs, les Chinois sont partout, c'est une invasion, un nouvel impérialisme. De leur côté, les Chinois voient aussi d'un mauvais œil la relation entre Li et Bepi, précisément parce qu'elle provoque des rumeurs. « Les Italiens parlent mal des Chinois à cause de toi » disent-ils à Li et ils lui interdisent dans la foulée de s'adresser à Bepi, autrement que pour prendre sa commande et le servir. Voilà comment l'amitié entre Li et Bepi est brutalement interrompue sous la pression de leurs communautés respectives.

Photo filmAinsi, une jeune femme inoffensive (seule, étrangère, dépendante, ne maîtrisant pas bien la langue… ) devient tout à coup une menace pour la communauté italienne… Le film d'Andrea Segre montre de manière assez remarquable comment une frontière est franchie, ce qui fait basculer le regard que les uns portent sur les autres. Le rapprochement entre Li et Bepi devient tel qu'il n'est plus acceptable, comme si leur amitié excluait tout à coup tous les autres, comme si l'une pouvait soustraire l'autre à son groupe d'appartenance. Mais c'est surtout le statut des personnages qui bascule. Li n'est plus vue comme une serveuse un peu insignifiante mais comme le symbole ou l'avant-garde de la Chine impérialiste ! Quant à Bepi, à qui l'on rappelle pourtant régulièrement ses origines, il est assimilé à l'Italie et à ses richesses, alors qu'il ne possède qu'un scooter et une cabane !

Pour le spectateur qui s'est sans doute attaché aux personnages de Li et Bepi, ce changement d'attitude est perçu comme injuste. Pourtant, c'est le phénomène du stéréotype, auquel on cède sans doute tous un jour ou l'autre, qui est ici illustré. Dès qu'une menace est ressentie (parfois à tort) comme, ici, l'éventualité que Li épouse Bepi et s'empare de ses biens, l'individu est comme effacé au profit d'idées reçues qui concernent sa communauté : les Chinois envahissent le monde, ils vont nous déposséder de nos biens. Quand Bepi veut entrer dans le café après le déclenchement de la rumeur, Devis l'en empêche en disant « Attention à la mafia chinoise ! », comme si Li représentait à elle seule un danger.

La presse évoque régulièrement les investissements chinois à l'étranger ; la formidable croissance chinoise impressionne les nations qui ne connaissent pas le même développement… Ainsi, le discours dominant sur un pays ou sur une communauté s'applique tout à coup à un individu, à l'exclusion de ses propres qualités et défauts. Un geste tendre entre Bepi et Li est interprété comme le signe d'une liaison et même d'un futur mariage, comme si le personnage de Li cristallisait les fantasmes et les peurs d'une communauté vis-à-vis d'une autre.

Ainsi, on peut lire Io sono Li comme une mise en garde contre les stéréotypes, qui, dans certaines circonstances, nous font considérer les personnes non pas comme des individus mais seulement comme les porteurs des travers ou des mauvaises intentions supposées de leur communauté ou de leur culture d'origine.

Contrastes et complémentarité

Photo filmLa rupture de la relation entre Li et Bepi, qui correspond également à la rupture d'un équilibre entre les Italiens et les Chinois, et entre les Italiens de souche et Bepi, peut être interprétée d'une manière différente. On peut en effet formuler une hypothèse selon laquelle la relation entre Li et Bepi ferait vaciller tout un équilibre social qui est celui de la petite communauté de Chioggia. En effet, la société italienne, telle qu'elle est montrée dans le film semble maintenir par convention toutes sortes d'oppositions, voire de clivages, dont la juxtaposition participe néanmoins à une forme d'harmonie. En réduisant ces oppositions, Bepi et Li menaceraient l'équilibre social.

Le film s'ouvre dans l'esprit de la tradition chinoise, avec la cérémonie d'hommage au poète Qu Yuan. Cette tradition s'exprime à différents moments du film et la figure du yin et du yang, même si elle n'est jamais explicitement évoquée, s'impose naturellement au cours de certaines scènes. Ainsi, dans une lettre que Li écrit à son fils, elle compare la mer, un mot masculin en italien, toujours en mouvement, à la merci des vagues et du vent, et la lagune, un mot féminin en italien, calme et mystérieuse. Deux mots qui représentent deux facettes de la même chose. Si l'on envisage Io sono Li sous le thème du contraste, l'on constate que le film en est riche

.

Photo filmContraste entre les Chinois et les Italiens, bien sûr, qui ne partagent pas la même langue, ni la même culture, ni la même cuisine. Il n'empêche qu'ils coexistent en bonne entente, et une scène comme celle du marché où le Chinois marchande et achète des crevettes est assez représentative de la possibilité de vivre ensemble malgré les différences.

Contraste encore entre les hommes et les femmes : il n'y a que des hommes qui fréquentent le café et Li est seule derrière le bar. La seule femme que l'on verra entrer à l'osteria (pour en ressortir très rapidement) est l'épouse de Devis, qui, furieuse, vient déposer son fils auprès de son père, pour qu'elle puisse aller chez le médecin avec leur plus jeune enfant malade. Ce sont aussi les hommes que l'on voit travailler sur le bateau de pêche. Mais les femmes sont beaucoup moins visibles dans le film. Ainsi, les hommes et les femmes semblent évoluer dans des mondes parallèles qui ne se rencontrent pas vraiment.

Les jeunes et les vieux sont également mis en opposition. Si le groupe des vieux pêcheurs est relativement homogène, il s'oppose à Devis et son copain, qui n'ont pas la même attitude de gentillesse vis-à-vis de Li, qui gagnent de l'argent de manière douteuse et se vantent d'en avoir beaucoup. Bepi lui-même est agacé par son propre fils qui lui reproche son mode de vie « ancien » (sans voiture, sans ascenseur, sans micro-ondes…) et qui le voit plus vieux qu'il n'est… (Il voudrait que son père se rapproche de Mestre où il habite lui-même, au cas où « il arriverait quelque chose »… Bepi lui rétorque d'ailleurs « je suis seul, pas mort ! »)

Photo filmAinsi, ce sont des conceptions différentes de la vie qui s'opposent dans le chef des jeunes et des vieux : les jeunes sont partisans d'une certaine modernité, d'une efficacité tournée vers le matérialisme, là où les vieux privilégient l'ancien, la simplicité, la tradition et l'amitié. (On a assisté à une scène au tout début du film, chez les Chinois, où l'on voit la même opposition entre le respect de la tradition - la célébration du poète par Shun Li - et la désinvolture associée à des jeux d'argent… )

Un contraste oppose également travail et repos. Le travail des pêcheurs est physique et technique. Devis qui ne semble pas travailler s'amuse au contraire en faisant des courses de bateaux à moteur et se vante de gagner beaucoup d'argent en peu de temps et peu d'efforts… Quand les amis trinquent pour fêter la pension de Coppe, ils invitent le Chinois à se joindre à eux, mais celui-ci décline parce qu'il a du travail. « Le travail, toujours le travail ! » répondent alors les anciens pêcheurs. Devis se moque de Coppe qui vient de prendre sa pension et qui vient au café pour lire le journal. Coppe demande à l'Avocat ce qu'il ferait s'il se levait le matin sans avoir rien à faire et son ami lui répond qu'il est dans le cas depuis deux ans. Ainsi, le thème du travail et de l'inactivité est bien présent dans le film et l'on pourrait même généraliser ce contraste en opposant l'Europe qui vieillit, qui semble entrer dans une phase de repos (si ce n'est de récession…) et la Chine, en pleine croissance, débordant d'énergie…

La relation entre Li et Bepi réduit ces oppositions, puisqu'il s'agit d'un rapprochement entre un Italien (assimilé) et une Chinoise, un homme et une femme, un vieux et une jeune, un pensionné et une active… Peut-être la somme des contrastes est-elle perçue comme une menace contre l'ordre social, parce que trop de conventions sont bousculées par cette relation.

Selon vous, pourquoi les Italiens rejettent-ils la relation entre Li et Bepi ? En quoi cette relation les dérange-t-elle ? Etes-vous d'accord avec les deux interprétations proposées ici : elle serait le signe de l'impérialisme chinois ou provoquerait la rupture d'un équilibre social subtil et implicite? Avez-vous une autre hypothèse à proposer ?

Selon vous, pourquoi les Chinois rejettent-ils la relation entre Li et Bepi ? S'agit-il seulement, comme ils le prétendent, de la réputation des Chinois qu'elle entacherait ? Ou peut-il y avoir des raisons cachées à cette désapprobation ? Pourquoi Li est-elle envoyée dans une autre ville, alors qu'elle semblait prête à obéir aux Chinois en rompant sa relation avec Bepi ?

Une mise en scène entre efficacité et mystère

Le film d'Andrea Segre est d'une grande limpidité et se distingue notamment par des scènes d'une remarquable efficacité où le spectateur apprend beaucoup de choses en très peu de temps. Le début du film, par exemple, avant même que son titre ne vienne s'afficher sur l'écran, permet de cerner totalement la situation de Li et de présenter la cérémonie d'hommage au poète qui apparaîtra comme un motif récurrent.

Photo filmAinsi, le film s'ouvre sur un exergue, qui évoque le poète chinois Qu Yuan, qui est fêté chaque année en plaçant sur l'eau de la rivière des lanternes censées protéger son âme qui vit toujours dans les eaux. Cet exergue est suivi par les premières images du film qui montrent précisément de petites bougies posées sur l'eau par deux jeunes femmes asiatiques, ce qui inscrit d'emblée le film dans la tradition chinoise. Mais cette scène et le sentiment (de paix, de recueillement, de mystère…) qu'elle inspire sont brutalement interrompus par l'irruption d'un homme, qui allume la lumière (nous découvrons alors que la scène se passe dans une salle de bain et que l'eau est celle de la baignoire), qui dénigre la célébration en arguant « qu'on est en Italie ! » et qui pisse devant les deux jeunes femmes recueillies, comme un signe supplémentaire du mépris qu'il éprouve pour les vieilles croyances. Ainsi, le spectateur est immédiatement informé de la situation : nous sommes chez des Chinois en Italie, et il y a une fracture entre les jeunes femmes attachées à la tradition et les hommes qui jouent au mah-jong dans la pièce contiguë, qui boivent et qui jurent. L'on suit alors l'une des deux femmes, Shun Li, qui travaille dans un atelier de confection. Elle est appelée par le contremaître qui lui annonce qu'elle va partir à Chioggia, près de Venise. Shun Li n'a pas le choix : son billet d'avion et son permis de séjour ont été payés, elle doit rembourser la totalité. Quand cela arrivera-t-il ? Le contremaître n'en sait rien. Elle sera informée en temps utile. Shun Li accepte, rentre et écrit déjà mentalement une lettre à son fils resté au pays : il lui manque, mais ils seront bientôt réunis. Tout son travail est réalisé dans cette perspective : pouvoir payer le voyage de l'enfant. Tout cela est dit avant même que le titre du film ne s'affiche sur l'écran.

Voici la situation mise en place : Shun Li est à la merci d'une organisation chinoise à laquelle elle doit rembourser une dette, son fils ne pourra la rejoindre que quand elle sera acquittée, elle est attachée à des traditions chinoises qu'elle peut difficilement respecter en Italie, ce qui permet d'imaginer son sentiment de déracinement et de solitude.

Photo filmAutre exemple de l'efficacité de la mise en scène : la tentative du recouvrement des dettes par Li au café. Li demande aux quatre amis attablés qui est Moustache, qui a une ardoise au bistrot. Li ne connaît pas la signification du mot « moustache » et elle n'identifie donc pas celui qui porte ce surnom ! Les hommes rient sous cape et prétendent que Moustache n'est pas là, mais que, si l'un d'eux le croise, il ne manquera pas de lui rappeler qu'il a une dette au café ! Li demande aussi si Devis est là, mais lui aussi est absent. Un homme fait alors son entrée dans le bar et Bepi le salue d'un « bonjour Devis » bien sonore. Le visage de Li s'éclaire d'un grand sourire : elle sait à qui elle doit réclamer de l'argent. Cette scène contribue à différents effets : elle participe à la comédie puisque le spectateur sourit de la farce que les quatre hommes jouent à Li ; elle nous indique quel type de relation (que nous avons appelée « supériorité bienveillante ») se met en place entre les pêcheurs et Li, que Bepi se met du côté de Li en lui désignant Devis sans en avoir l'air et que Li éprouve de la gratitude pour Bepi, ce qui induit déjà la complicité à venir entre ces deux personnages.

Mais si le film est très explicite dans certaines scènes comme celles que l'on vient d'évoquer, il a aussi une dimension ambiguë, voire mystérieuse. Par exemple, l'organisation chinoise à laquelle Li doit rembourser sa dette est présentée de manière équivoque. Le fait que Li ne sait pas quand la dette sera remboursée, qu'elle attend de mystérieuses « nouvelles » qui arriveront on ne sait quand, qu'elle doit obéir à l'organisation, que celle-ci prend des formes aussi différentes qu'un atelier de confection à Rome ou qu'un petit café à Chioggia, que Li est menacée de devoir repayer sa dette depuis le début si elle se conduit mal, donne de cette organisation une image tout à fait douteuse, illégitime, qui fait qu'on peut l'assimiler à une mafia. Mais d'autre part, cette organisation ne semble pas broyer les individus, comme pourrait le faire une instance tout à fait malfaisante. Les conditions de travail dans l'atelier de couture semblent convenables (les ouvrières ne semblent pas sous pression, le bruit des machines n'est pas assourdissant…) ; le contremaître est assez bienveillant et la « mutation » de Li semble être une promotion en raison de la qualité de son travail ; Li voyage seule entre Rome et Chioggia ; ses logements ne sont certes pas très confortables mais pas indignes non plus ; son travail au café est aussi très banal et ne donne pas l'impression qu'elle soit scandaleusement exploitée (bien qu'elle ne bénéficie pas de jours de congé avant un long moment). Enfin, cette organisation acceptera que quelqu'un d'autre ait payé pour Li et lui rendra son fils plus tôt que prévu.

Il est aussi difficile de cerner certains personnages, comme Devis, dont les activités sont assez mystérieuses. Il ne paie pas ses dettes au café, mais quand il renverse un verre à la table des pêcheurs, il sort une liasse de billets pour « payer tout le vin de la semaine » ! Il prétend également à Coppe « gagner assez en une nuit pour t'acheter toi et toute ta famille ». L'activité de Devis semble tout aussi douteuse que celle de l'organisation chinoise…

De la même manière, la relation-même entre Li et Bepi est marquée par l'ambiguïté. S'agit-il d'amour ou d'amitié ? Que recherchent l'un et l'autre dans cette relation ? Les autres ont vite fait d'imaginer que Bepi recherche une relation sexuelle et que Li s'intéresse à l'argent de Bepi… Pour le spectateur, même si cette simplification est par trop caricaturale, la question de la nature de leur relation se pose légitimement…

Photo filmEnfin, le film présente encore un grand mystère : Lian, la compagne de chambre de Li. On peut s'étonner de la présence de Lian dans la chambre ; elle ne semble pas travailler, elle est toujours là, à lire des magazines, assise sur son lit… Pourtant, quelques plans énigmatiques nous la montrent en d'autres lieux. Un soir que Li a fermé le café, elle rentre à la maison et l'on voit Lian qui apparaît au carrefour. Li ne la voit pas, mais Lian, elle, regarde Li qui s'éloigne. Qu'est-ce que Lian fait dehors à la nuit tombée ? Un autre soir, Li rentre dans sa chambre et s'étonne que Lian y soit encore. La jeune femme répond qu'elle allait justement s'en aller. Ainsi, il est habituel que Lian sorte précisément au moment où Li rentre, comme si elle travaillait le soir. De là à imaginer qu'elle se prostitue pour l'organisation chinoise, il n'y a qu'un pas. Cette interprétation est-elle valide ? On peut s'interroger également sur les deux scènes où l'on voit Lian faire du taï-chi sur la plage, en plein jour (alors que Li n'a congé qu'exceptionnellement). Quel sens donner à la scène où l'on voit Lian croiser deux religieuses qui s'arrêtent de marcher pour se retourner sur son passage, comme pour réprouver sa présence ? Lian est encore très énigmatique quand elle déclare à Li, lors de leur dernière rencontre, que « l'eau va de la mer à la lagune et revient ; mais toute l'eau ne retourne pas à la mer ; une part de l'eau ne peut pas ressortir : elle est retenue dans la lagune. » Si l'on retient l'hypothèse de la prostitution , on peut imaginer que Lian, contrairement à Li, travaille dans des conditions extrêmement pénibles, qui ont peut-être pour effet de l'anéantir. Dans ce cas, le taï-chi peut apparaître comme un moyen de rétablir un accord perdu avec son propre corps et de « reprendre des forces ». Quand Li évoque son amitié avec Bepi, Lian lui conseille de se méfier : « les Italiens sont nos clients » dit-elle, ce qui peut prendre un double sens, si l'on maintient l'hypothèse de la prostitution. Enfin, la métaphore de l'eau emprisonnée dans la lagune donne un sens au geste final de Lian. Peut-être que Lian, se sentant broyée par la mafia qui l'oblige à se prostituer, choisit de se sacrifier au profit de Li. Elle est l'eau emprisonnée dans la lagune alors que Li représente l'eau qui retourne à la mer. L'on peut imaginer Lian détournant une partie de l'argent des passes , pour constituer une épargne pour Li, puis disparaissant sans laisser de traces…

Ainsi, le film d'Andrea Segre, dont le premier abord est très limpide, se révèle en profondeur plus flou et ambigu qu'il y paraît. Qu'il s'agisse des faits ou des personnes, le film invite à se défaire d'une première impression, qui peut se révéler approximative, précipitée et sans nuances.

Pensez-vous que cette histoire aurait pu se passer dans un autre lieu (votre ville, votre pays, par exemple) avec des personnes d'autres origines ? En quoi cette histoire aurait-elle été différente ?

La fin du film est à la fois heureuse, parce que Li retrouve son fils, mais aussi amère parce que Lian a disparu et que Bepi est mort. Quelle est la tonalité dominante pour vous : la joie ou la tristesse ? Quelle explication vous semble la plus vraisemblable pour expliquer la disparition de Lian ? Et la mort de Bepi ?

Photo film

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