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Extrait du dossier pédagogique
réalisé par les Grignoux et consacré au film
Le Huitième Jour
de Jaco Van Dormael
Belgique, 1996, 1h45

Ce dossier s'adresse aux enseignants du secondaire qui verront le film avec leurs élèves (entre douze et dix-huit-ans ans environ). L'extrait proposé ci-dessous est tiré de la troisième partie qui analyse comment le spectateur est impliqué émotionnellement dans le film.

Analyse du film

Bienveillance et émerveillement

Le film, on s'en souvient certainement, commence par un prologue dominé par la voix off de Georges qui évoque la création du monde: «Au commencement, il n'y avait rien. Y avait que la musique». En ce tout début, le spectateur ne saurait évidemment pas être impliqué affectivement dans un film dont il ne connaît encore rien. Le prologue va donc essayer de produire une première implication du spectateur en recourant à des procédés qu'on reconnaîtra facilement comme étant ceux de l'humour. Les propos de Georges se réfèrent en effet clairement à la genèse biblique, un discours à la fois grave et prestigieux, mais le sérieux de ces références va immédiatement être rompu par des énoncés ou des images qui, dans ce contexte, apparaissent comme hétérodoxes et ironiques. C'est le cas notamment de l'apparition de Luis Mariano juste après les premières phrases de Georges sur la musique: là où l'on attendrait une musique prestigieuse, symphonique, en accord avec le ton grave de la genèse (comme l'ouverture d'Ainsi parla Zarathoustra de Richard Strauss utilisé par Stanley Kubrick au début de 2001, l'Odyssée de l'espace), on nous offre un air d'opérette populaire et démodé. Bien entendu, l'ironie sera perçue plus ou moins nettement selon la culture de chaque spectateur et pourra, dans certains cas, faire place à d'autres sentiments (comme la nostalgie pour ceux qui aiment ou ont aimé cette musique aujourd'hui peu écoutée).

La suite du prologue répétera le même contraste entre le sérieux de la référence biblique et notamment le ton enfantin des répliques de Georges: «Le deuxième jour, il a fait la mer. Ça mouille les pieds». Le caractère presque tautologique de la remarque - tout le monde sait que la mer mouille les pieds - fait rapidement deviner au spectateur averti que le locuteur appartient au monde de l'enfance, hypothèse qui sera partiellement modifiée lorsqu'on découvrira que Georges est un mongolien. Socialement, l'enfance commande chez la plupart d'entre nous des attitudes de bienveillance qui nous éloignent alors d'une ironie mordante et nous rapprochent sans doute d'une forme d'humour qu'on appelle précisément «bon enfant». L'humour qu'on trouve dans le Huitième Jour n'a pas effectivement ce mordant ni cette cruauté qui sont les caractéristiques notamment de l'humour noir. Ce prologue comme le reste du film vise évidemment à induire chez le spectateur une attitude bienveillante à l'égard de Georges dont le handicap est a priori perçu comme un stigmate (cf. la première partie de ce dossier [cette partie n'est pas reproduite sur le site WEB]).

Mais le film ne joue pas uniquement sur nos «bons» sentiments et recourt rapidement à des mécanismes plus complexes. Immédiatement après, Georges nous annonce en effet qu'il est né en Mongolie, et les images nous montrent la plaine mongole avec un cheval qui galope au loin et un bébé emmailloté qui pleure, posé dans l'herbe. Survient ainsi un contraste très fort entre la réalité du handicap de Georges et l'image inattendue qu'il en donne en évoquant cette contrée lointaine, sauvage et sans doute magnifique (que beaucoup de spectateurs ont sans doute appris à aimer et à admirer grâce au film de Nikita Mikhalkov, Urga). Mais ce contraste fonctionne en fait de manière inverse à l'humour qui, on l'a vu, joue également sur de tels doubles sens mais en renversant les hiérarchies consacrées, en faisant surgir le grotesque là où ne voudraient régner que le sérieux et le grave. Ici, la réalité du handicap, socialement stigmatisée et généralement perçue comme affligeante, est soudainement transfigurée par la référence inattendue à un pays magnifique et rêvé. Le mongolien devient un mongol, et, miraculeusement magnifié par le montage cinématographique (la «magie» du cinéma permet de montrer les images correspondant aux paroles de Georges), suscite chez le spectateur un sentiment d'émerveillement devant cette transfiguration. Si celle-ci s'opère ici sur un mode mineur, elle se répétera sur un mode majeur lors de «l'enlèvement» de Nathalie où Georges et ses compagnons apparaîtront comme des cavaliers mongols, libres et sauvages. Dans le prologue, la plupart des spectateurs oscilleront sans doute entre le sourire provoqué par le côté humoristique de cette transfiguration et un début d'émerveillement s'ils sont sensibles aux connotations positives attachées à la Mongolie.

Dans la perspective théorique ouverte ici, on retiendra donc comme définition de l'émerveillement une définition inverse de celle de l'humour, puisqu'il s'agit d'un sentiment provoqué par une transfiguration magique d'une réalité prosaïque (alors que l'humour est le résultat d'une rupture et donc d'une dégradation d'un ordre symbolique qui se veut respectable). Ce sentiment est donc très proche de ceux qu'est censé provoquer, dans notre schéma, un objet valorisé, c'est-à-dire la joie, le bonheur, l'euphorie, etc. Sa particularité est de résulter d'une transformation magique, inattendue du monde, qui nous livre de manière merveilleuse l'objet (symbolique) valorisé. Ici, c'est le montage cinématographique qui permet évidemment d'opérer cette transfiguration.

En fait, le film a un autre déroulement que celui qu'on vient de décrire puisqu'il commence par la référence verbale et visuelle à la Mongolie avant de nous révéler le visage de Georges qui est un mongolien. Autrement dit, après l'idéalisation se produit une retombée dans la «réalité» (le handicap), ce qui doit entraîner des sentiments qui oscillent entre un rire de désappointement et la commisération ou la pitié. (La seconde transfiguration lors de l'enlèvement de Nathalie joue cependant bien dans le sens de l'émerveillement). Mais la plupart des spectateurs savent certainement avant même de voir le film qu'il met en scène un mongolien: dès lors, dans ce prologue, l'effet de surprise et de «retombée» ne joue sans doute pas, chacun comprenant dès cet instant que c'est Georges qui parle. Dès lors, la réception de cette séquence joue déjà, comme on vient de le montrer, dans le sens de l'émerveillement.

La magie du montage

La suite du prologue va utiliser cette même capacité du montage cinématographique à donner magiquement corps (c'est-à-dire en fait images et/ou sons) à des propos qui, sans cela, resteraient marqués du sceau de la banalité ou du prosaïsme. Quand Georges affirme que «si on ferme les yeux, on devient fourmi», l'image nous met au niveau d'un tapis où une fourmi est soudain avalée par la brosse d'un aspirateur: grâce à un trucage, la caméra suit d'ailleurs la fourmi dans ce tuyau d'aspirateur, produisant un effet de gigantisme terrifiant (bien que fort bref). Georges semble ainsi avoir la capacité de transformer magiquement ses paroles en réalité.

Semblablement, lorsqu'il explique qu'un homme et une femme «font le mariage» puis que «la petite graine arrive», l'image est celle d'une moissonneuse-batteuse d'où sort un flot de grains de blé. Ici aussi, il y a une pointe d'humour mais elle s'accompagne à nouveau d'une transfiguration de la réalité (la petite graine) dans le sens d'une magnificence inductrice d'un émerveillement (relatif) du spectateur.

A l'inverse, lorsque le montage nous montre l'univers des gens «normaux», l'humour fonctionne dans le sens d'une dégradation: en effet, le couple de jeunes mariés à qui le photographe demande de se rapprocher et de «regarder avec plus de confiance en l'avenir» se révèle n'être que deux mannequins travaillant pour une agence de publicité. L'ironie, bien qu'elle soit ici faiblement marquée, va évidemment s'exercer de manière privilégiée à l'encontre des gens supposés «normaux», l'émerveillement étant en revanche destiné à nous rapprocher émotionnellement de Georges et des mongoliens.

Un procédé s'use cependant très vite, surtout ceux destinés à provoquer l'émerveillement qui suppose un effet d'inattendu, et, dans le prologue déjà, le réalisateur alterne ses effets, la courte séquence des mariés fonctionnant par exemple comme une parenthèse ironique au milieu des propos de Georges. D'autres (mini-)séquences vont ainsi dans le sens d'une contemplation plus ou moins admirative, comme ce plan nous montrant Nathalie en train de danser en tutu et qui est effectivement «gracieuse et belle à regarder» (selon les indications du scénario). Tout le prologue vise évidemment à induire des attitudes positives chez les spectateurs à l'égard de ceux qui seront des acteurs essentiels du film.

La contemplation est liée, dans ce plan de Nathalie, à la perception d'un personnage qui apparaît dans toute sa beauté (c'est évidemment toute la mise en scène qui valorise le personnage par le recours à un art, la danse, fondé sur l'élégance, une prise de vues avantageuse et des références plus ou moins sensibles à des oeuvres prestigieuses comme les célèbres peintures de Degas). On doit donc rapprocher ce sentiment de ceux que sont censés induire tout objet positif, ainsi la joie, l'euphorie, le bonheur Par rapport à ceux-ci, la contemplation ne paraît cependant pas liée à un objet précis, qui aurait été fortement désiré avant d'être obtenu, et semble au contraire se satisfaire de la simple présence du monde: on admire le tableau qui se forme autour de Nathalie sans en isoler fortement un élément, même si l'on comprend aussi la part de désir qui s'y mêle chez le personnage de Georges.

Celui-ci nous a d'ailleurs invité peu avant à adopter une telle attitude purement contemplative lorsqu'il affirmait que «si on touche un arbre, on devient un arbre» (la caméra remontant au même moment le long d'un tronc d'arbre). Ici cependant, il n'y a nulle beauté évidente qui conduirait facilement à l'admiration (comme lors du plan sur Nathalie), et il n'est pas sûr que beaucoup de spectateurs s'identifient à cet instant à Georges: on peut aussi bien sourire devant la «naïveté» du personnage que rester indifférent à ses déclarations «panthéistes». Pourtant le film va multiplier ces moments de pure contemplation avec notamment, beaucoup plus tard, une étonnante minute de silence, puis la reprise par Harry à la toute fin des propos de Georges et en particulier de cette affirmation que, si on touche un arbre, on devient un arbre. Et l'on peut certainement affirmer qu'à ce moment, l'identification au personnage (qu'il s'agisse de Georges ou de Harry) opère de manière beaucoup plus efficace: la contemplation est en effet faussement «pure» et repose alors sur les effets de sens que le film aura induits au cours de son déroulement. Pour le spectateur, elle devient notamment un refuge face à la cruauté du monde (la minute de silence suit la scène d'incompréhension entre Harry, sa femme et ses filles), l'appréciation de la vraie vie face à l'existence artificielle du monde des cadres et de l'entreprise moderne (ce que démontre toute l'histoire de Harry) ainsi qu'un moyen, lors de la séquence finale, de renouer avec le héros disparu, Georges: lors de ces séquences, l'on contemple sans doute moins la « réalité», l'on savoure sans doute moins le silence qu'on ne se souvient de ce que tout le film nous a dit et de ce que ces moments sont censés, par contraste, signifier.


Si l'on essaie de résumer les effets produits par ce prologue, l'on voit que le film débute sur un mode mineur, légèrement humoristique, oscillant entre des moments d'émerveillement relatif et des invitations à la contemplation muette des choses: s'y ajoute, comme entre parenthèses, une pointe d'ironie à l'encontre du monde de la «normalité» montré comme étant aussi celui de l'artifice. On a également pu voir que le film joue sur des effets de répétition, le film remontrant les mêmes scènes ou des scènes similaires mais avec un effet émotionnel majoré grâce au poids de l'histoire écoulée. On remarque également dès ce prologue que le film joue sur une gamme d'émotions privilégiées qu'on appelle généralement les «bons sentiments» et qui sont suscités par des objets perçus positivement : ces objets résultent bien sûr d'une construction filmique qui organise sémiotiquement leur valorisation en inversant par exemple les signes de la vie courante transformant le mongolien en guerrier mongol. On a expliqué précédemment pourquoi peu de films jouaient sur cette gamme d'émotions, ce qui singularise le Huitième Jour dans la production cinématographique actuelle; mais un certain nombre de spectateurs n'apprécient sans doute pas les «bons sentiments» et préfèrent des émotions plus fortes ou plus troubles, ce qui peut expliquer certaines critiques adressées au film de Jaco Van Dormael.

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Photo du film


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