Jeu

Toute réflexion un peu approfondie sur le jeu des acteurs suscite rapidement de nombreuses interrogations. En effet, l'on constate facilement que la plupart des spectateurs portent des jugements — positifs ou négatifs — sur le jeu de tel ou tel acteur, mais qu'il est également très difficile d'objectiver de tels jugements.

La subjectivité de tels jugements de valeur n'est pas seule en cause : quand on parle du jeu d'un acteur, l'on se situe en effet immédiatement à un niveau d'interprétation global, beaucoup plus général que celui d'une observation d'éléments objectifs précis. On dira ainsi que le jeu de tel acteur est « naturel », « juste » ou bien « intériorisé », « épuré » ou encore « théâtral », « expressif »... autant de qualificatifs qui sont censés rendre compte d'une multitude de traits (gestes, attitudes, diction, regards...) mais sans que l'on puisse déterminer quels sont les traits en cause.

L'on comprend alors facilement que le jeu des acteurs puisse susciter des jugements très contradictoires, non seulement en termes de valeur esthétique (il, elle joue « bien » ou « mal ») mais aussi d'interprétation : tel jeu d'acteur sera jugé « naturel » par certains et « théâtral » par d'autres.

On serait donc tenté d'évacuer cette problématique comme irréductiblement subjective. Mais ce serait oublier le fait qu'une grande partie du travail de mise en scène consiste à diriger les acteurs : si, le plus souvent, un cinéaste ne peut pas nommer exactement ce qu'il exige de l'acteur, il parvient néanmoins, par des indications générales, allusives, métaphoriques, ou bien encore par des gestes ou des attitudes de mime, à diriger ses acteurs d'une manière qu'il juge plus ou moins satisfaisante (ce qui fera qu'il retiendra en définitive une prise précise plutôt qu'une autre). Le caractère largement intuitif de la direction d'acteur ne signifie pas qu'il s'agit là d'une réalité purement subjective (sinon imaginaire), et les différents participants d'un tournage tomberont en général d'accord sur la meilleure prise de tel ou tel acteur.

Observer cette réalité qu'est le jeu des acteurs implique donc une interprétation immédiate [1], sans qu'il soit possible (au moins dans un premier temps) de déterminer sur quels éléments objectifs précis s'appuie cette interprétation. La consigne d'observation proposée ici — comparer le jeu de deux acteurs — a précisément pour but de faciliter l'explicitation (nécessairement partielle) des éléments qui peuvent justifier de telles appréciations. Mais les remarques qui précèdent suffisent à comprendre qu'on laisse en ce domaine une large marge d'interprétation aux participants


Dans Million Dollar Baby, les deux personnages de Frankie et Maggie sont construits de façon contrastée : l'un est âgé, l'autre plus jeune, l'un est en fin de carrière et désabusé, l'autre espère réussir et devenir une grande championne... À ces différences correspondent des jeux d'acteurs également contrastés.

De façon sommaire (cfr. les remarques précédentes), on dira que Hilary Swank (Maggie) se caractérise plutôt par son ouverture : ainsi, dans la séquence où elle réussit à convaincre Frankie de devenir son entraîneur (la nuit au gymnase), elle le regarde droit dans les yeux, elle n'hésite pas à arborer un large sourire quand elle est satisfaite ou au contraire à répliquer durement quand il semble se moquer d'elle, et elle lui donne enfin une franche poignée de mains quand il accepte enfin de l'entraîner... Clint Eastwood paraît beaucoup plus retenu, fuyant même, masquant autant qu'il le peut ses émotions (notamment par l'humour) : ainsi, il évite (dans la même scène) à plusieurs reprises le regard de Maggie, il se détourne portant la main sur le speed bag à sa portée pour ne pas subir le face-à-face avec Maggie ; quand il laisse transparaître son énervement en jetant sa veste par terre, on a l'impression que la « pression » es montée durant toute la conversation mais qu'il a réussi à se contenir jusque-là, alors que Maggie exprime immédiatement et directement ce qu'elle ressent.

Dans beaucoup d'autres scènes (par exemple quand Maggie annonce à Frankie qu'elle a acheté une maison pour sa mère), l'on remarque ainsi le même contraste entre la spontanéité (même si elle est jouée) de Hillary Swank qui sourit facilement et qui laisse voir ses émotions sur son visage, et la retenue constante de Clint Eastwood qui ne semble jamais exprimer ce qu'il pense vraiment (sauf à de très rares moments où l'émotion semble le submerger) et préfère afficher un flegme souvent teinté d'ironie.


[1] Certains remarqueront que toute observation suppose une interprétation et qu'il est absurde de vouloir distinguer ces deux niveaux. On précisera donc que cette distinction est essentiellement méthodologique et donc relative au contexte épistémologique où l'on s'inscrit (le niveau d'observation du physicien n'est pas celui de l'homme de la rue). Mais c'est une distinction essentielle pour échapper à un relativisme total (tout serait interprétation, tout serait subjectif et donc tous les points de vue s'équivaudraient) et pour faire le partage entre les faits d'observation objectifs (qui seront jugés vrais par tous les observateurs) et les faits d'interprétation qui sont nécessairement hypothétiques et appréciés en termes de vraisemblance (en fonction des systèmes d'interprétation auxquels recourent les différents observateurs).
Dans le cas qui nous occupe, un spectateur aura beaucoup de difficultés à préciser pourquoi il qualifie de telle ou telle façon la performance d'un acteur ; en revanche, il n'aura pas de difficulté à expliquer ce qu'est un gros plan, même si la limite entre un gros plan et un plan rapproché reste floue et affaire (en partie) d'interprétation.

© Les Grignoux - Michel Condé, 2006