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Extrait du dossier pédagogique
réalisé par les Grignouxet consacré au film:
Cyrano de Bergerac
de Jean-Paul Rappeneau
France, 1990, 2h15

Le dossier imprimé comprend notamment une analyse, acte par acte, de la pièce de Rostand (que Rappeneau suit pratiquement à la lettre dans son film) : elle met l'accent sur les émotions que le spectateur peut ressentir à la vision du film ou de la pièce. On trouvera ci-dessous l'analyse des deux derniers actes.

Le quatrième acte: des hommes défaits

Le quatrième acte est entièrement placé sous le signe de la guerre. Dans la logique du scénario tel qu'il s'est mis en place précédemment, la guerre constitue d'abord un obstacle à surmonter pour que l'amour puisse continuer: il faut que Cyrano et Christian survivent s'ils veulent revoir Roxane et encore l'aimer. Mais la guerre est également, on le sait bien, pour ces hommes d'armes, l'occasion de faire preuve de courage, de panache et de démontrer ainsi leur valeur aux yeux des autres hommes. A l'entrée du quatrième acte, le spectateur peut donc s'attendre à ce qu'il y ait principalement deux mouvements dans l'action: d'une part, la recherche de la gloire, et, d'autre part, la volonté, pour Cyrano et Christian, de parvenir à retrouver Roxane à plus ou moins long terme.

A. Un changement de ton

Pourtant les premières scènes montrent non pas des hommes pris dans le feu de l'action, mais au contraire des soldats pratiquement défaits et proches du désespoir. Les assiégeants sont devenus des assiégés condamnés à subir les assauts de l'ennemi et incapables de commander le cours des événements. Les cadets de Gascogne isolés souffrent de la faim, et, pour les en distraire, Cyrano ne peut que demander à Bertrandou, le fifre, l'ancien berger, de jouer un air du pays qui leur fait venir les larmes aux yeux.

Dès l'ouverture du quatrième acte apparaît ainsi un sentiment de nostalgie (c'est le terme même qu'emploie Cyrano) qui confirme le changement (survenu furtivement à la fin de la scène du balcon au troisième acte) de tonalité dans la pièce et qui amorce une espèce de «descente» dans le mouvement du scénario. Les deux premiers actes en effet avaient été dominés par des mouvements de conquête: conquête de la gloire ou du panache pour Cyrano lorsqu'il humilie l'acteur Montfleury à l'Hôtel de Bourgogne ou lorsqu'il se bat en duel avec Valvert puis avec les hommes de main de de Guiche, conquête d'une femme, Roxane, qui ne peut être séduite qu'après de longues manuvres d'approche et par un subterfuge qui consiste pour Cyrano à parler sous l'apparence de Christian. Le troisième acte mettait un terme provisoire à ces mouvements de conquête, puisque «l'objet» principal de cette quête, Roxane, était obtenu: Christian goûtait enfin au charme de ce baiser tant convoité, puis épousait celle qu'il aimait. Dans le même temps cependant, Cyrano renonçait (au profit de son ami) à celle que lui aussi aimait, et se laissait submerger - et le spectateur avec lui - par un sentiment de mélancolie où la nostalgie de l'objet perdu remplaçait l'ardeur mise précédemment à le conquérir.

C'est évidemment ce type de sentiments mélancoliques ou nostalgiques que Rostand a convoqués au début du quatrième acte lors de la scène - fort brève - du fifre: alors que, comme on l'a dit, le spectateur pouvait plutôt s'attendre à des scènes de bravoure et de panache, les héros apparaissent immédiatement comme défaits, très éloignés de cette gloire dont ils espéraient sans doute revenir couverts. Le réalisateur du film accentue d'ailleurs fortement cette impression en montrant clairement les désastres de la guerre et les souffrances des hommes. Le fifre qui joue des vieux airs du pays convoque alors, chez les cadets comme d'ailleurs chez le spectateur, des sentiments de regret: regret du pays, mais aussi regret d'un bonheur perdu, d'un amour qui semble définitivement compromis Par cette scène très courte que Rostand ne prolonge d'ailleurs pas, il indique une nouvelle fois au spectateur que la tonalité de la pièce est en train de changer et que l'optimisme joyeux qui dominait notamment le premier acte à l'Hôtel de Bourgogne n'est plus de mise.

B. La mort et la désolation

La gloire, l'amour, le courage ni même le rire n'ont cependant encore déserté définitivement la scène. Cyrano risque sa vie pour faire parvenir deux lettres par jour à Roxane; les cadets de Gascogne vont se sacrifier dans un combat sans merci avec les Espagnols pour sauver l'armée française; Cyrano va encore un fois humilier de Guiche en lui rendant l'écharpe blanche qu'il a abandonnée à l'ennemi; bientôt l'arrivée de Roxane et du cuisinier Ragueneau vont apporter une note d'espoir et une touche d'humour dans ce paysage assombri. En outre, dans la version filmée, Christian prouve lui aussi de façon décisive son courage en quittant le camp retranché, en sauvant Roxane du danger et enfin en luttant jusqu'à la mort contre les Espagnols.

Mais toutes ces actions d'éclat vont déboucher à la fin de l'acte sur une série de défaites ou de catastrophes qui laissera à tous, acteurs et spectateurs, un profond sentiment de malheur et de désolation.

Christian d'abord, qui a surpris son compagnon en train d'écrire à Roxane, comprend enfin l'amour muet qui lie Cyrano à sa cousine; il comprend surtout lors de la venue de Roxane que celle-ci, même si elle n'en est pas consciente, n'est pas amoureuse de lui mais du véritable auteur des lettres qui l'ont émue et troublée: Cyrano. A ce moment, on peut dire qu'il perd tout, qu'il perd les seules raisons de vivre qu'il avait jusque-là, à savoir être aimé de Roxane: renonçant à l'objet de sa quête antérieure, il se sacrifie et meurt dans un combat suicidaire contre les Espagnols.

Au dernier instant, Cyrano lui affirme pourtant qu'il a tout avoué à Roxane, et que c'est lui - Christian - qu'elle aime encore. Ce mensonge fait par compassion atténue évidemment le caractère désespéré du destin de Christian: en mourant, il peut croire qu'il est encore aimé. Au franc désespoir se substitue une espèce de mélancolie où le sentiment d'un gain ou d'une victoire se dispute avec celui d'une perte: ce que perd le héros - la vie -, il le regagne sur un autre plan - l'amour. Et plus le sacrifice est grand - il n'y en a pas évidemment de plus grand que celui de sa vie -, plus ce sentiment de mélancolie, ce sentiment d'une victoire ou d'une reconnaissance trop tardive sera intense, en particulier chez le spectateur qui s'est identifié peu ou prou au personnage.

La situation de Roxane est également fort noire, puisqu'elle perd celui qu'elle aime d'une passion folle, décuplée par les lettres qu'elle recevait deux fois par jour. Le spectateur ne peut cependant s'identifier totalement à ce désespoir que l'on peut imaginer sans partage, puisqu'il sait que Roxane n'a pas réellement perdu ce qu'elle croit avoir perdu, à savoir l'auteur de ces fameuses lettres d'amour. Les sentiments du spectateur à son égard sont de ce fait plus mitigés et laissent la place à une attente quant à son évolution ultérieure: va-t-elle ou non reconnaître en Cyrano l'auteur des lettres ?

Cyrano quant à lui «gagne», pourrait-on dire, une nouvelle fois Roxane: elle avoue en effet que les lettres l'ont «grisée», qu'elle adore désormais Christian non pour sa beauté mais pour son âme, et qu'elle aimerait encore son amant - Christian ou Cyrano ?- «laid, affreux, défiguré, grotesque». Mais le héros au long nez renonce aussitôt à cette victoire quand il apprend (ou constate dans la version filmée) la mort de Christian: par fidélité à son compagnon, il sacrifie son amour et refuse de se dévoiler devant Roxane. Lui aussi perd immédiatement ce qu'il vient de gagner, et son sacrifice suscite la même intense mélancolie que la mort de Christian.

La fin de l'acte où l'on voit Cyrano disparaître dans la mêlée crée enfin une attente angoissante chez le spectateur: le héros est-il mort lui aussi ? Le dernier acte nous révélera qu'il n'en est rien, empêchant ainsi sans doute la pièce de virer au noir total. La mort de Cyrano au quatrième acte aurait en effet certainement produit sur le spectateur une impression presque insoutenable de désastre total, puisque le héros aurait alors tout perdu, l'amour mais aussi la vie. Le retard que Rostand a mis à faire mourir Cyrano lui permet, comme on va le voir, de rester au contraire dans une tonalité moins pessimiste et plus mélancolique.

C. L'accent de Gascogne

Le quatrième acte marque également le revirement d'un des principaux personnages: de Guiche. C'est le personnage «négatif», celui qui contrarie l'union de Christian et de Roxane, c'est lui aussi qui, pour assouvir sa vengeance, décide de sacrifier les cadets de Gascogne dans le combat contre les Espagnols. Le personnage pourtant n'est pas, comme on l'a déjà remarqué, mauvais ou méchant: ses motifs sont les mêmes que ceux de Christian et de Cyrano, l'amour mais aussi le courage, même s'il lui manque le panache de Cyrano. Alors, quand il constate que Roxane va exposer sa vie pour rester avec Christian, il décide de rester avec les cadets de Gascogne dans ce combat désespéré contre les Espagnols, et il retrouve en même temps son accent du pays (accent qu'il a «oublié» pour réussir à Paris). Ainsi, lui aussi se sacrifie par amour, lui aussi risque de perdre la vie au moment où il conquiert la sympathie de ses hommes qui l'applaudissent, et sans doute des spectateurs: son revirement mérite d'être acclamé mais intervient trop tard quand l'irréparable est survenu.

De Guiche est un personnage secondaire, et ce revirement n'est absolument pas indispensable au sens général de la pièce. Mais il est significatif que Rostand ait refusé d'en faire un personnage totalement négatif, par exemple un lâche qui aurait sacrifié les héros en s'enfuyant, c'est-à-dire un objet de totale exécration ou de franc mépris pour le spectateur: encore une fois, l'écrivain a préféré induire chez le spectateur des sentiments beaucoup plus ambivalents où l'impression d'un gain, d'une victoire, d'un changement positif se double de l'évidence d'une perte, d'une défaite, d'un abandon presque absolus.

Le cinquième acte: la résurrection de l'amour

Au début du cinquième acte, quinze ans ont passé, et Cyrano vient visiter chaque semaine Roxane au couvent des Dames de la Croix où elle vit en recluse. Tout cet acte est ainsi placé sous le signe du renoncement aux désirs, aux souhaits ou aux volontés qui ont dominé le début de la pièce. Cyrano s'est tu définitivement, sacrifiant son amour à la mémoire de Christian. Roxane ayant perdu son mari a renoncé à la fois à l'amour et à toute vie mondaine. Et enfin, de Guiche, devenu le duc de Grammont, assagi, n'importune plus évidemment Roxane de ses assiduités: il se contente de jouir du pouvoir dont il a gravi tous les échelons.

A. Le dédain du pouvoir

Par rapport aux objectifs poursuivis par les différents personnages dans les premiers actes, l'on peut donc bien parler de renoncement sinon même d'échec général: personne n'a obtenu ce qu'il souhaitait. Sauf peut-être de Guiche qui a toujours été décrit comme un ambitieux. Néanmoins, même par rapport à cet objectif fort secondaire dans le propos de la pièce, les propos qu'il tient témoignent immédiatement de son insatisfaction et de sa relative amertume: «les manteaux de duc, dit-il, traînent, dans leur fourrure, / Pendant que des grandeurs on monte les degrés, / Un bruit d'illusions sèches et de regrets». Ainsi, même de Guiche, qui jouit de tous les avantages du pouvoir, révèle dès les premières répliques du dernier acte que lui aussi éprouve un sentiment d'échec et de dégoût de ce qu'il a obtenu. Ainsi, ce qu'il a gagné sur un plan, celui des apparences, il doit avouer l'avoir perdu sur un autre, celui de la satisfaction intime. Cette ambivalence est, on l'a déjà remarqué, constitutive de l'impression de nostalgie ou de mélancolie qu'éprouvent, dans la seconde moitié de la pièce, les acteurs et les spectateurs qui s'identifient à eux.

B. Une reconnaissance tardive

L'arrivée de Cyrano va alors amplifier ce sentiment mélancolique et le porter à son point culminant. Vieilli, pauvre, presque misérable, il ne paraît plus être que l'ombre de lui-même. Victime d'un lâche attentat, il vient alors mourir aux pieds de celle qu'il a continué à aimer en silence, fidèle jusqu'au bout à celle qui l'a toujours méconnu. Cette fin malheureuse ne peut susciter chez le spectateur qu'une profonde tristesse mêlée sans doute de pitié pour ce héros qui s'est totalement sacrifié et a tout perdu.

Un événement inattendu va pourtant modifier cette pénible impression: demandant à lire la dernière lettre qu'il a écrite à Roxane et que celle-ci croit toujours être de Christian, Cyrano révèle par sa voix, à travers ces mots qu'il connaît par coeur, qu'il est le véritable auteur de cette missive. Et Roxane reconnaît alors celui qui a su réellement la toucher par ses lettres, et ne peut s'empêcher d'avouer qu'elle l'aime, alors qu'il est bien sûr trop tard: «Je vous aime, vivez !».

Cette reconnaissance tardive change toute la tonalité de la fin de la pièce et efface l'impression de malheur absolu que semble être le destin de Cyrano. Au dernier instant, le héros obtient en effet ce qu'il a désiré pendant si longtemps, il obtient cet amour pour lequel il a vécu presque uniquement et qu'il a gardé vivant au fond du coeur alors que cette passion paraissait impossible et condamnée. L'amour lui est donné mais aussitôt retiré puisqu'il meurt quelques instants après. La satisfaction qu'aurait dû apporter cet «objet» si longtemps désiré, se transforme ainsi immédiatement en une profonde mélancolie.

L'émotion que procure la pièce de Rostand est donc complexe et résulte de tensions contradictoires: ce n'est pas une tristesse profonde et univoque puisque le spectateur a la satisfaction de voir l'amour du héros reconnu après la plus longue attente qui soit possible, mais ce n'est pas non plus un simple contentement puisque cette satisfaction intervient trop tard, au moment de la mort du héros. C'est ce sentiment contradictoire, constitutif de la mélancolie, qu'exprime très bien Roxane lorsqu'elle dit à Cyrano mourant: «Ah ! que des choses qui sont mortes qui sont nées !» (V, 5). Le gain se transforme aussitôt en perte, se double immédiatement d'une perte, et l'émotion est d'autant plus intense que l'objet a été activement, profondément, sincèrement recherché ou désiré, et que la perte est plus totale (puisque c'est celle de la vie). On voit ainsi que Rostand a «retardé» la mort de Cyrano du quatrième au cinquième acte, d'un part pour augmenter encore l'intensité de l'amour de Cyrano (qui s'est tu pendant les quinze années qui ont suivi la mort de Christian), et d'autre part pour permettre la reconnaissance indispensable de la réalité de cet amour par Roxane (reconnaissance qui n'aurait pas été possible au quatrième acte).

Quand Roxane reconnaît ainsi celui qu'elle a toujours aimé, le spectateur a sans doute pratiquement oublié que l'amour ne fut pas le seul but de la vie de Cyrano, et que le premier acte fut également dominé par sa bravoure guerrière et son courage insouciant. Au bord du délire, il va alors se battre absurdement contre les fantômes de la mort avant de s'écrouler en emportant, comme il le dit, son panache. Ce sont, on l'aura reconnu, les derniers mots de la pièce. Cet ultime combat de Cyrano est évidemment le plus pathétique puisqu'il réaffirme son sens de la gloire alors qu'il est définitivement vaincu. C'est aussi la dernière occasion pour Rostand d'induire chez le spectateur cette impression de mélancolie devant le panache que le héros parvient encore à montrer à la dernière extrémité mais qui va également s'abolir dans l'instant d'après, quand tombe le rideau, si ce n'est bien sûr dans la mémoire de tous ceux et de toutes celles qui se sont identifiés, tout au long de la pièce, à ce héros disgracié et enfin récompensé.

Quelques remarques pour terminer

L'analyse qui précède a surtout cherché à éclairer les processus d'identification que met en uvre Cyrano de Bergerac et qui expliquent - au moins en partie - les différentes émotions que suscitent la pièce et le film chez la majorité des spectateurs.

On remarquera cependant que cette identification n'est pas immédiate - Cyrano, comme on l'a montré, est d'abord vu de l'extérieur, et ce n'est que petit à petit que le spectateur pénètre ses sentiments -, et qu'elle n'est pas non plus totale: de même que le nez de Cyrano est démesuré, hors de toutes proportions connues, les sentiments qu'il éprouve sont sans doute portés à un point extrême qui ne nous est pas familier. L'amour est certainement une émotion que nous connaissons tous à des degrés divers, mais il est rare sinon exceptionnel que l'un de nous porte quinze années durant un amour fidèle et muet dans son coeur. On peut sans doute en dire autant de la bravoure et du panache de Cyrano. L'émotion que procure Cyrano de Bergerac provient donc pour une part de la démesure que nous percevons chez les principaux personnages et qui nous est, dans les faits, le plus souvent étrangère, même si nous souhaiterions peut-être vivre nous aussi de telles émotions, absolument pures et extrêmes. La pièce de Rostand, le film de Rappeneau sont des fictions qui nous permettent de vivre imaginairement des aventures et d'éprouver des sentiments sans véritable commune mesure avec la vie quotidienne de la plupart d'entre nous.

Le plus bel exemple de cette part imaginaire de Cyrano de Bergerac est cette étonnante capacité des personnages à s'exprimer naturellement en vers. Le spectateur est plongé ou projeté dans un univers dont les héros parlent un langage plus beau, plus noble, plus élaboré que celui, prosaïque, de tous les jours. Si nous croyons et si nous nous identifions à l'amour de Cyrano pour Roxane, c'est aussi parce que le héros nous a éblouis et peut-être même séduits par ces mots que nous n'entendrons jamais en dehors d'une salle de théâtre ou de cinéma.

Enfin, l'on rappellera que l'analyse proposée ici s'est seulement préoccupée d'un spectateur «idéal» et non réel, d'un spectateur qui, en particulier, entre dans le jeu, participe aux principales émotions que Rostand cherchait à produire, et qui s'identifie ainsi aux principaux personnages de la pièce ou du film.

Le cheminement que nous avons décrit peut alors aussi être celui de l'échec du scénario auprès de certains spectateurs. On peut par exemple estimer que le courage de Cyrano n'est que fanfaronnade ou comportement de brute militaire; on peut aussi trouver que son amour servile et muet manque vraiment de virilité et ne doit plaire qu'à des âmes romantiques et féminines; on pensera également peut-être que le comportement de Christian est bien peu vraisemblable dans sa façon d'accepter de n'être que le porte-parole de Cyrano, ou que celui de Roxane à la fin de la pièce est carrément absurde lorsqu'elle découvre la machination dont elle a été l'objet et qu'elle ne s'en offusque même pas.

Les exigences des spectateurs varient évidemment en fonction de leur personnalité, de leurs valeurs, de leur culture, de leur histoire. En fonction de ces éléments extrêmement variables, le scénario de Cyrano de Bergerac, qui véhicule lui aussi valeurs et attitudes culturellement ou historiquement marquées, rencontrera l'adhésion ou au contraire suscitera des résistances. Le succès de la pièce de Rostand comme du film de Rappeneau laisse néanmoins supposer que ce scénario a réussi à jouer sur un registre de valeurs ou d'attitudes (l'amour, la gloire) assez étendu, ou qu'il a réussi par différents moyens - en particulier en situant l'action à une époque révolue -; à désamorcer les principales résistances que pouvaient susciter certaines de ces valeurs ou de ces attitudes.

 


Cliquez sur l'image pour obtenir une version agrandie du schéma

Le schéma ci-dessus synthétise l'analyse qui précède. Il retrace l'évolution du personnage de Cyrano, tel qu'il est montré dans la pièce, depuis l'admiration qu'il suscite au premier acte jusqu'à sa mort tragique et émouvante à la fin du cinquième. On voit que la pièce est traversée par un mouvement d'ensemble nettement dessiné : ce mouvement qui porte Cyrano vers son objet d'amour idéal, Roxane, est nettement ascendant dans les trois premiers actes, même s'il marque une pause au deuxième à cause des contradictions où est pris Cyrano. Il culmine à la scène 7 de l'acte III quand le poète avoue à la jeune femme son amour à travers Christian, son porte-parole. A ce stade, le mouvement semble retomber puisque Cyrano ne peut rien espérer de plus et qu'il cède le pas à Christian. Le quatrième acte entame alors une descente tragique à cause la guerre et de la désillusion. La mort de Christian et le vieillissement de Cyrano accentuent cette impression de désespoir qui va pourtant s'inverser avec la reconnaissance inespérée de la passion de Cyrano par Roxane à la fin du cinquième acte. Mais cette reconnaissance intervient trop tard et la pièce se termine par la mort du héros qui obtient ce qu'il a tellement désiré, l'amour de Roxane, au moment même où il devient la proie des ombres.
Les flèches verticales et les annotations au bas du graphique précisent l'attitude du spectateur et signalent notamment l'identification plus ou moins forte au personnage de Cyrano. Celui-ci est d'abord présenté de l'extérieur, puis comme un maître du verbe et de l'épée qui suscite notre admiration avant que nous découvrions son secret intime. Notre cheminement émotionnel est alors le même que celui de Cyrano et culmine avec les trois aveux qu'il fait, d'abord à son ami (au premier acte) puis à Roxane par l'intermédiaire de Christian (au troisième acte) et enfin à nouveau à Roxane mais qui comprend cette fois qui est le véritable auteur des lettres. On remarquera que les moments comiques rompent l'identification au personnage (au deuxième acte) ou diminuent la tension affective (à la fin du troisième).

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